Les Francs Maçons.
Réédition de documents anciens
Les Francs-Maçons
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1 Table des Matières
Titre Page Avertissement 4
La Liberté 5
La Liberté Maçonnique 7
L’Histoire de la Franc-Maçonnerie 9
Pas de politique 16
Pas de Querelles religieuses 19
Liberté, Egalité, Fraternité 23
L’universalité de la Franc-Maçonnerie 26
Les Rites 28
L’Art dans la Maçonnerie 30
Les Œuvres de bienfaisance 34
Le Secret des Francs-Maçons 36
Faut’il entrer dans la Maçonnerie 38
L’Avenir de la Maçonnerie 40
Notes 44
46
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Bruxelles Librairie Européenne C. Muquardt Th. Falk, Éditeur Librairie du roi et du compte de Flandre 18-20-22, Rue des Paroissiens même maison à Leipzig 1888
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3 Avertissement
Cet ouvrage devrait être lu par tous les Profanes qui frappent à la porte du Temple. Les Parrains devraient d’ailleurs le conseiller à leurs Prospects.
Il précise avec justesse, ce que sont les Maçons, ce qu’est la Maçonnerie et surtout ce qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre.
Les Libertés de penser et d’agir font l’objet de deux chapitres.
Quand aux discussions Politiques et Religieuses, deux autres chapitres précisent pourquoi ces sujets ne sont jamais abordés en Loge.
L’universalité de la Franc-Maçonnerie étant due à ses Rites. Les raisons en sont exposées clairement et sans termes superflus.
Comme dans beaucoup d’autres ouvrages, le Secret Maçonnique est abordé simplement, ce qui n’empêchera pas les Profanes de ne pas croire à ces explications : Ce mythe à la vie dure, et pourtant !
Ce document se termine par deux questions fondamentales : Faut’il entrer en Maçonnerie et quelle est son avenir : Pour avoir la réponse, il suffit de savoir qu’il y a aujourd’hui de plus en plus de Maçon, c’est donc que la Maçonnerie existe encore.
Cette réédition est à l’image de son original parus à l’époque.
M∴ B∴ L’Edifice Edition.
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§ 1. – La liberté
Toute organisation sociale, toute forme de gouvernement, toute institution humaine est adaptée à un certain temps et à un certain peuple ou groupe de peuples.
Les religions ont une adaptation semblable. Les écoles philosophiques sont dans le même cas. Tandis que les religions s’adaptent aux masses, les systèmes de philosophie s’adaptent aux esprits d’élite. Leurs tendances et leur succès dépendent des courants d’idées qui règnent. Et ces courants eux-mêmes sont déterminés par des causes que les plus habiles ne parviennent pas toujours à débrouiller. Dans le langage moderne, on appelle cela des évolutions, appliquant le terme aux conceptions successives de l’esprit comme aux transformations successives de la nature.
Les évolutions des idées, comme celles du monde physique, sont parfois lentes et paisibles, parfois destructives de la vie ou des intérêts d’un grand nombre de contemporains.
Contre les phénomènes nuisibles de la nature, on a imaginé une multitude d’engins et de choses, depuis le vêtement jusqu’au paratonnerre. Contre les accidents résultant du conflit des idées, on a aussi imaginé des mesures de protection ; elles sont dans les lois, les constitutions politiques, les formes de la procédure gouvernementale.
On en a trouvé une consistant à ne pas trop multiplier les autres : la liberté, une espèce de canalisation des courants d’idées, avec des réservoirs contre l’inondation. La liberté de parler, d’écrire et d’agir est le fait des lois et, bien plus, le fait des mœurs ; car si les mœurs comportent la liberté, les lois ne sauraient la restreindre longtemps ; tandis qu’au milieu de mœurs serviles ou intolérantes, les lois n’ont jamais produit la liberté.
La liberté doit surtout protéger et féconder la pensée. Au sens littéral des mots, la liberté de la pensée est hors de toute atteinte ; car la pensée est un fait intérieur que les autres ne connaissent pas.
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5 En étendant un peu le sens littéral, on a dit que la liberté de penser n’existe pas pour les adhérents d’une religion. En effet, toutes les religions existantes comprennent des dogmes révélés par une intervention extra-humaine et acceptés obligatoirement. Lorsqu’un homme éclairé, par l’effet de sa propre pensée, est convaincu du fait de l’intervention extra-humaine et adhère aux dogmes, ce n’est pas dans sa liberté qu’il souffre ; mais le grand nombre de gens dont l’adhésion est le résultat d’opinions au milieu desquelles ils ont vécu depuis leur naissance sans en examiner le fondement, ceux-là n’ont pas même la notion de la liberté. Si la religion interdit l’examen, elle doit nécessairement se modifier ou périr, à mesure que la liberté passe outre. Si, de plus, elle persécute les non-adhérents, elle est responsable à la fois des maux soufferts par les persécutés et des excès de leur réaction.
La liberté de la pensée a été revendiquée en tout temps, dans des proportions diverses, par ceux qui en avaient besoin pour produire et laisser croître quelque idée nouvelle. Elle a été étudiée au point de vue du progrès à favoriser, au point de vue du danger social de la compression, au point de vue du droit inhérent à l’homme individuel. On ferait un livre intéressant de l’histoire de la liberté telle qu’elle a été successivement comprise par les philosophes et par les écrivains politiques, telle qu’elle a été pratiquée dans les législations et les mœurs.
Ce qui ne s’est jamais rencontré qu’une seule fois dans le monde, c’est une Église, une école, une secte établissant son propre statut sur la liberté de ses membres à l’égard de l’association elle-même.
Les Églises les plus exclusives se réclament de la liberté ; mais elles entendent la liberté de la « vérité », non celle de l’« erreur » : la vérité, c’est elles ; l’erreur, tout ce qui n’est pas elle.
Le protestantisme a fait de la liberté une revendication grandiose. Sa logique est poussée loin, de nos jours, par l’Église dite du « protestantisme libéral ». On dit que des tendances analogues se manifestent chez des dissidents de toutes les grandes religions. Coïncidant avec une tendance à éliminer le merveilleux, elles annoncent peut-être l’avenir religieux ; car, miracles et légendes supprimés, il ne reste pas des intervalles infranchissables entre chrétien, juif, mahométan et bouddhiste. Les relations et la fusion des races, les progrès de la science et de la raison pourront diminuer la largeur de ces intervalles : il n’en restera pas moins de l’essence de toute Église d’affirmer une doctrine déterminée et de se mettre ainsi dans l’impossibilité de faire de la liberté le lien de ses adeptes.
Il en est de même des écoles de philosophie. Elles peuvent être tolérantes ; mais toutes ont besoin de l’adhésion de leurs membres à une doctrine commune, sous peine de détruire l’école.
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6 § 2. – La liberté maçonnique
Il n’existe et il n’a jamais existé qu’une seule association faisant de la liberté son fondement, son but, sa méthode, le ciment de ses membres : c’est la franc-maçonnerie.
Elle n’est pas une Église, puisqu’elle n’a pas de dogme, pas de corps de doctrine.
Elle n’est pas une école à classer parmi les écoles de philosophie, puisqu’elle n’a aucun système philosophique.
Qu’on imagine une société qui formulerait ainsi ses statuts :
« Article premier. La Société n’accepte aucune doctrine comme définitive ou comme sienne.
Art. 2. Cependant, la Société provoque ses membres à l’examen de toutes les doctrines.
Art. 3. Chacun de ses membres adoptera pour lui-même la doctrine de son choix, et sera libre d’y conformer sa conduite, sans que les autres aient rien à y reprendre ».
Les théologiens diront que cela ne remplace pas une religion ; et les philosophes diront qu’il n’y a en cela aucune philosophie ; c’est précisément ce que la maçonnerie dit aussi.
Mais alors, à quoi sert la société ? Une telle tolérance est le fait d’une société d’industrie ou d’agrément ? La maçonnerie n’a-t-elle aucune portée sociale ?
Dans la réponse à cette question apparaît la grandeur de l’œuvre maçonnique. Elle dit : « Mon principe est au-dessus de toutes les vérités relatives, au-dessus de toutes les choses temporaires. Je m’adapte à tous les temps, à tous les peuples et m’accommode de toutes les circonstances transitoires. Je ne suis pas une des évolutions de la pensée humaine ; je suis la chaîne qui les relie toutes. Les systèmes philosophiques, religieux et politiques sont des échelons ; je suis l’échelle et la force qui fait monter d’un échelon à l’autre. Je ne suis qu’une discipline ou une méthode ; mais cette méthode est la clef du développement humain ».
La maçonnerie est-elle un système éclectique ? Non : l’éclectisme consiste à se faire une doctrine au moyen d’éléments pris chez les autres. Or, la maçonnerie ne se fait aucune doctrine.
Est-elle une secte cherchant la vérité religieuse au-dessus des religions ? Non : elle ne cherche aucune vérité doctrinale, puisqu’elle est décidée à n’en adopter aucune pour l’association. Seulement, elle engage ses membres à y penser chacun pour soi.
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7 Est-elle, au moins, un parti social combattant en faveur de la tolérance ? Non : elle n’est pas un parti et elle ne combat pas. Elle s’interdit, comme association, toute entreprise, toute action destinée à atteindre un but quelconque dans l’État ou dans le public. Elle entend n’exercer d’ascendant direct que sur ses membres, pour leurs rapports avec l’association. Si elle aspire à exercer finalement une influence générale, c’est par l’intermédiaire des individus pénétrés de son esprit, mais agissant au dehors par leur seule initiative, sans instructions ni contrôle.
La tradition a transmis parmi les maçons un grand nombre de préceptes relatifs aux devoirs, et dont l’ensemble forme un admirable code de morale pratique. La plupart de ces préceptes formulent, en termes heureux, des vérités que la conscience a révélées partout; quelques-uns ont une élévation exceptionnelle et ont permis de dire qu’il existe une morale maçonnique. C’est, en effet, un trésor conservé dans le patrimoine de l’institution; mais ce n’est pas un corps de doctrine. Une doctrine philosophique morale comprendrait un système sur l’origine, la nature et la sanction du devoir ; elle entrerait dans le domaine de la controverse. Au lieu de cela, la maçonnerie affirme les devoirs comme on rappelle des faits non contestés. En prescrivant à ses adeptes de les observer plus strictement que les autres, elle s’adresse à leur probité, à leur honneur, à leurs sentiments, certaine de ne pas contrarier leur religion ou leur tendance philosophique, parce qu’aucune tendance ne pourrait les repousser. Il n’y a donc en cela aucune exception à la règle de l’abstention doctrinale.
Une loge est une réduction de l’humanité. Ses adeptes se disent : « Soyons entre nous Comme tous les hommes devraient être entre eux ».
Il n’y a pas autre chose dans la franc-maçonnerie.
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8 § 3. – L’histoire de la franc-maçonnerie
Les origines de la franc-maçonnerie se rattachent à un ordre de faits trop peu connus. Pour comprendre le moyen âge, et surtout pour y poursuivre les courants d’idées d’où sont sortis les mouvements religieux et politiques de l’époque moderne, il semble qu’on n’ait pas accordé une importance suffisante à l’étude des associations si nombreuses et si variées qui furent un des traits caractéristiques de ces temps. L’historien qui racontera les faits d’aujourd’hui et nos mœurs étudiera les collections de journaux : c’est là qu’il trouvera les idées ayant eu cours, l’opinion publique. On aurait quelque chose d’analogue si on possédait les annales des associations, si on pouvait savoir ce qu’on y faisait et ce qu’on y disait. Dans une situation générale, où n’existait pas le journal, où n’existait presque pas le livre, ni le voyage, ni la poste, où presque toutes les villes étaient petites, où l’on ne connaissait qu’en gros les choses de la politique et ce qui se passait ailleurs, il devait y avoir un singulier besoin d’être informé et de communiquer. De là le succès de confréries innombrables épuisant le patronage de tous les saints du calendrier ; il y avait raison religieuse ou hospitalière, de métier ou de jeu ; il y avait surtout occasion de frayer et de sortir de chez soi. De là aussi, pour les esprits plus vifs, le succès de fraternités plus ou moins philosophiques, plus ou moins secrètes, abritant les seules réunions un peu soustraites aux ombrageuses surveillances.
Les croisades avaient donné un élément à ces dispositions. Conçues comme une œuvre toute religieuse, elles eurent certains résultats à rencontre de l’orthodoxie romaine. Les croisés n’étaient pas que des hommes d’armes ; il y avait parmi eux des lettrés, des moines savants, des philosophes et des poètes, accompagnant leurs seigneurs ou poussés par la curiosité, gens que l’excitation des voyages, les conflits, les aventures, les choses extraordinaires, le contact des races, devaient avoir disposés à recevoir des idées nouvelles. Ils trouvèrent, en Orient, les restes de sectes religiosophilosophiques juives et autres, des écoles de l’Asie Mineure, des écoles arabes. Nécessairement, il y eut des communications et des initiations. Tandis qu’on fondait des ordres hospitaliers militaires pour continuer l’œuvre des croisés, quelques-uns s’en retournaient dans leurs pays d’Occident avec des aspirations nouvelles, des idées, des légendes, des projets. Ils rencontrèrent d’autres enthousiastes pour les écouter, donnèrent lieu à des aventures et à des légendes nouvelles, et furent les points de départ d’ordres chevaleresques et autres, de fraternités avec des pratiques et des enseignements mystérieux. D’innombrables légendes attestent l’existence de ces associations, de ces mystères, de ces initiations.
Aux XV e , XVI e et XVII e siècles, on trouve leurs traces avec des titres où figurent souvent les noms de Salomon, de Jérusalem, les termes Temple, Sagesse, Lumière, etc.
Il convient de citer en particulier les rose-croix, médecins, naturalistes, physiciens qui, sons les dehors de l’alchimie, furent les pères de la méthode d’observation. Ils voyageaient en tout pays, pratiquant la médecine, recueillant et répandant les éléments des sciences naturelles naissantes, se
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9 réunissant obligatoirement un jour par an dans une ville d’Allemagne, pour reprendre ensuite leurs pérégrinations. Bacon, le chancelier, était rose-croix ; c’est pour l’association qu’il écrivit l’Atlantide. Le père Garasse, jésuite, dans son livre : La doctrine curieuse (1623), rapporte le procès fait au grand conseil de Malines, contre les rose-croix de cette ville : un nommé Adam Haselmakers fut condamné aux galères, vers 1620, comme faisant partie de cette « méchante conjuration de faquins fort préjudiciable à la religion ». Vers 1630, notre grand chimiste Van Helmont fut condamné par le même conseil de Malines comme rose-croix, magicien et hérétique. Il se sauva en Angleterre. Il avait été dénoncé par des capucins de Bruxelles qui, sur sa promesse de leur apprendre à faire de l’or, s’étaient ruinés à payer les frais de ses expériences.
On ne comprend pas que des hommes comme Andréa, Fludd, Ashmole et autres, et leurs prédécesseurs comme Roger Bacon, Paracelse et autres, n’aient pas été étudiés plus attentivement au point de vue des origines maçonniques. On aurait vu d’abord dans leurs oeuvres que ces alchimistes ont créé les méthodes de la science réelle, et que le rêve de ces prétendus enthousiastes n’était autre que celui d’une fraternité universelle d’esprits d’élite, telle qu’on la trouve dans l’idéal maçonnique. On aurait fait cette réflexion que des hommes de science accusés dans ces temps-là de sorcellerie et d’hérésie, emportent par cette raison même une présomption de raison et d’aspirations supérieures à celles de leurs contemporains. Il est vraisemblable que les germes des idées modernes se trouveraient dans l’œuvre de ces sorciers, autant et peut-être mieux que dans l’antiquité ; on trouverait, en tout cas, comment ils ont commencé à se développer dans le sol du moyen âge.
Il faut rappeler aussi que, dans tous nos pays, des associations secrètes se perpétuèrent, organisées plus ou moins sérieusement, avec la prétention d’être les ayants droit des templiers. Ces chevaliers fameux, dont le Temple, à Paris, comprenait le tiers de la ville, qui possédaient, en propriété, le quart du sol de l’Europe, rêvant d’en être les rois, avaient passionné le monde par leurs infortunes autant qu’ils l’avaient étonné de leur orgueil. Leur procès n’avait rien démontré des vices dont on les avait accusés, mais il avait clairement établi que dans leurs initiations ils reniaient le pape et ses doctrines. Les associations des siècles suivants, dont quelques-unes subsistent encore de nos jours, n’ont assurément pas fait le rêve insensé de revendiquer les richesses et la puissance des templiers ; ce qu’elles ont entendu perpétuer, c’est l’indépendance de leur pensée et leurs initiations philosophiques.
Les sectes qui, comme les vaudois, les albigeois, les hussites, furent les précurseurs du protestantisme, étaient des partis d’action, parfois politiques autant que religieux ; tels furent aussi les anabaptistes et autres. Il faut, dans tous les siècles, les distinguer des associations qui, avec un but purement spéculatif ou moral, entendaient s’adapter à l’ordre de choses établi en le respectant ou le subissant sans rien entreprendre contre lui. Tels furent, par exemple, les « frères de la vie commune » fondés au XIV e siècle à Deventer, attaquant les mœurs du clergé et les excès de la théologie, les « frères pontifes », fondés au XII e siècle, en Italie, pour la construction de ponts et devenant ensuite une congrégation religieuse supprimée à cause de ses tendances philosophiques ; telles furent, plus tard, des sociétés comme les frères moraves et les nombreuses variétés d ‘« illuminés » qui, depuis le XIV e siècle jusqu’à nos jours, ont apparu dans tous les pays d’Europe.
C’est dans cette situation générale qu’on trouve, vers la fin du XVII e siècle, les francs-maçons, avec une organisation paraissant adaptée au métier de constructeur, un symbolisme toujours emprunté à la géométrie, un langage métaphorique toujours roulant sur le temple de Salomon considéré comme en cours de construction, des initiations mystérieuses et des fêtes accusant soit des traditions venues de l’Orient, soit la volonté de les imiter ; avec cela, cet étonnant régime de la liberté absolue de l’individu et de l’égalité de tous les cultes, cette affirmation de Dieu et de l’âme dans une formule à laquelle toute science peut adhérer, et enfin cette conception d’une association universelle d’hommes
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10 de toute opinion et de toute race faisant autour de la terre une chaîne d’union fraternelle.
D’où venaient ces francs-maçons ? L’idée maçonnique fut-elle importée d’Orient par des croisés ? Fut-elle conservée par des confréries portant dès cette époque le nom de francs-maçons ? Naquitelle plus tard de quelque groupe ayant porté un autre nom ? Dériva-t-elle des templiers supprimés ? Chacun de ces systèmes a eu ses défenseurs.
Si on découvrait avec certitude que l’idée maçonnique fut aussi celle des templiers, il n’y aurait pas dans l’histoire de fait plus grandiose. A l’époque où la doctrine évangélique avait achevé son adaptation à la brutale ignorance des peuples d’Europe ; quand le plus lourd fanatisme pesait sur toute pensée ; quand la papauté était dans l’épanouissement de sa puissance, ces hardis templiers auraient été liés entre eux par l’idée de liberté ! Ils auraient compris la grandeur et la fécondité de ce statut : « Croyez à la messe ou n’y croyez pas, c’est votre affaire ». Ces orgueilleux aristocrates, braves à la guerre, infirmiers dans les hôpitaux, auraient aussi connu le suprême orgueil d’être maître de sa conscience religieuse ! On sait que si leur procès a démontré qu’ils n’imposaient pas à leurs adeptes l’orthodoxie catholique, il n’a pas démontré qu’ils eussent une autre doctrine commune ou préconisée.
Les affinités templières de la maçonnerie ne manquent pas : traditions et usages de chevalerie, symboles et initiations procédant de l’Orient, religiosité et morale pratique, tendance au mystère, tendance à frapper l’imagination populaire par l’idée du dépôt d’un redoutable secret agrémentée par celle d’une aptitude spéciale aux amples repas et d’une gaieté diabolique. S’il est vrai que les légendes procèdent habituellement de quelque fait exact, on ne doit pas refuser toute valeur à cette singulière similitude de la physionomie que le peuple, dans tous les pays, prête aux francs-maçons et de celle que l’histoire a faite aux templiers.
Quoiqu’il en soit, il demeure vrai qu’aucune des hypothèses indiquées ne réunit les conditions d’un fait historique établi. La seule chose établie, c’est que les loges maçonniques existaient à la fin du XVII e siècle avec le statut général, les usages et les tendances qu’elles ont aujourd’hui ; c’est que leur composition était analogue à leur composition actuelle, et qu’on y parlait de l’ancienneté et de l’incertitude des origines de l’institution exactement comme nous en parlons. Ce qui est également établi, c’est qu’à cette époque les loges comprenaient des associations ayant vécu antérieurement sous d’autres noms et y formaient des groupes distincts avec des traditions propres greffées sur celles de la maçonnerie. Il leur avait sans doute suffi pour cela d’adopter le statut maçonnique et de décider qu’ils ne se recruteraient désormais que parmi les francs-maçons. Quelques-uns se refusaient, comme aujourd’hui, à pratiquer ces initiations considérées par eux comme parasites, et se plaignaient de la confusion qu’elles avaient amenée.
En 1717, des maçons de Londres créèrent la Grande Loge d’Angleterre comme pouvoir régulateur de toutes les loges, et éliminèrent tout ce qui était étranger aux trois grades considérés comme primitifs. Les faits qui suivirent cette réforme donnent lieu à des observations importantes :
1° La réforme fut immédiatement l’objet d’une vive opposition de la part de nombreux associés qui se qualifièrent « anciens maçons », tandis que le système de la Grande Loge d’Angleterre fut nommé « moderne » ;
2° Les anciens objectèrent qu’en réduisant la maçonnerie à son statut fondamental et en éliminant les grands enseignements qui en étaient le complément, on lui enlevait une partie de sa portée philosophique et sociale. C’est le reproche qu’on fait encore aujourd’hui au rite moderne ;
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11 3° Les anciens objectèrent aussi que la réforme ne serait pas acceptée par les loges du continent : ce qui oblige à admettre qu’il existait des loges sur le continent avant la réforme ;
4° En peu d’années, la Grande Loge d’Angleterre eut des loges affiliées dans la plupart des pays d’Europe. En même temps, on y trouve des loges et des chapitres sous d’autres régimes. Les deux faits seraient également difficiles à expliquer, si la maçonnerie n’y avait eu des précédents ;
5° Par l’ordre de la Grande Loge, Anderson recueillit les anciens statuts et les publia, ce qui était contraire aux traditions anciennes. Il les fît précéder d’une espèce d’histoire universelle dans laquelle les rois et les personnages célèbres par des découvertes ou par leur réputation de sagesse sont indiqués comme grands-maîtres de la maçonnerie, en affectant de les considérer comme architectes et géomètres; œuvre étrange, dans laquelle il est évident que l’auteur a voulu rappeler à grands traits l’histoire des progrès de la pensée humaine, sous le symbole de l’architecture, sans grand souci de l’exactitude des détails, et à l’usage des seuls initiés. Anderson lui-même a soin d’en avertir dans sa préface : « Bien des sociétés régulières, dit-il, ont eu et auront leurs secrets ; les francs-maçons ont les leurs qui n’ont jamais été divulgués et qu’on ne peut s’attendre à trouver ici ; mais tout frère expert, par la lumière qu’il a, trouvera immédiatement, à chaque pagede ce livre, les suggestions (useful hints) que les non-initiés ne sauraient y découvrir (whick cowans and others not initiated cannot discern) ». En terminant, il avertit qu’il ne rappelle l’histoire générale que pour faire l’histoire de la maçonnerie : « Il est bon de savoir ce qu’il n’est pas bon de dire (It is good tu know what not io say ! Candid reader, farecell) ! » Et, en effet, il n’est pas une page du livre où l’on ne relève des traits accusant un sous-entendu, sous le symbole de l’architecture et dissimulé dans des détails concernant réellement la construction. Lu par les cowans, l’ouvrage est puéril : ils n’y ont trouvé que la plaisanterie de Noé et Adam francs-maçons. Lu avec la clef de l’idéal maçonnique, il est plein d’aperçus ingénieux et élevés. Sans prétendre que les maçons du XVI e ou du XVII e siècle aient eu l’intuition des théories darwiniennes, on peut cependant faire remarquer que dans l’hypothèse de ces théories il y a quelque grandeur à considérer les personnifications de Noé et d’Adam comme désignant les étapes primitives de la civilisation.
Anderson publia son livre en 1723, non pas comme une œuvre personnelle et nouvelle, mais comme une œuvre ancienne dans laquelle il avait, dit-il, mis de l’ordre et rectifié la chronologie. Il existait donc à cette époque des documents ou des traditions suivant lesquelles les anciens maçons avaient envisagé l’histoire générale au point de vue du progrès de l’intelligence humaine.
Toutes ces circonstances ne semblent pas être de nature à confirmer l’idée que la maçonnerie symbolique soit sortie originairement de corporations de maçons professionnels. Cette idée est cependant admise en Angleterre, tandis qu’en Allemagne s’est accréditée l’opinion qu’elle procède des corporations de tailleurs de pierre. Dans ce système, il conviendrait peut-être d’ajouter les confréries italiennes et françaises de pontifes, constructeurs de ponts.
Quoi qu’il en soit, il paraît établi que les institutions adventices qui ont donné naissance aux enseignements des grades, se sont introduites dans une seconde période, que la maçonnerie n’a d’abord connu que le symbolisme de la construction du temple et que de cette première époque date le statut fondamental.
L’histoire de la maçonnerie a été l’objet d’innombrables ouvrages auxquels on peut souvent reprocher le défaut de recherches et l’esprit de système. Depuis quelque temps, des travaux sérieux sont poursuivis en Allemagne et en Angleterre. Un de leurs derniers résultats a été la publication de l’important ouvrage de M. Gould, The history of free masonry, en 6 vol. in 4° (Londres, 1886), et la création, à Londres, de la loge Quatuor Coronati, dans laquelle ne sont admis que des maçons ayant
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12 publié des études sur la maçonnerie. Partout il reste à dépouiller de nombreuses archives, notamment la riche collection de Kloss, acquise par le prince Frédéric des Pays-Bas. Il y a à retrouver et à relire ce que le temps a laissé de vieux livres. Une bibliographie maçonnique de feu M. Peeters, déposée dans la bibliothèque royale de Belgique (manuscrits série II, n° 217), comprend 7 forts volumes. – La Bibliographie der Freimaurerei de Kloss comprend 5,393 numéros. La Maurerische Bücherkunde, récemment publiée, décrit 2.800 ouvrages. Dans tous les grands dépôts d’Angleterre et d’autres pays, il existe des monceaux de documents dont l’exploration ramènera sans doute au jour bien des renseignements se rapportant aux associations anciennes. C’est ainsi que dans une séance récente des Quatuor Coronati, on rapportait que M. le professeur Marckx, en déchiffrant, dans la bibliothèque bodléienne, un manuscrit arabe du XVI e siècle, écrit en caractères hébraïques, y avait rencontré en termes identiques une formule bien connue des maçons. A partir de 1717, l’histoire de la maçonnerie n’a plus d’inconnu. Les loges de maçons « modernes » rattachées à la Grande Loge d’Angleterre furent bientôt si nombreuses qu’en moins de vingt ans on trouve des Grandes Loges régulatrices dans presque tous les pays du monde. Les maçons « anciens » ne furent pas moins nombreux. Ils restèrent devant la difficulté d’établir l’unité et l’ordre dans les éléments qu’ils voulaient conserver, difficulté que la Grande Loge d’Angleterre avait supprimée en l’étranglant. Les systèmes donnèrent naissance aux rites. Leurs conflits remplirent l’histoire maçonnique du XVIII e siècle. Les entreprises des charlatans et les obscurités des illuminés compliquèrent la situation. Des spéculateurs et même des loges vendirent les grades aux vaniteux et aux simples, à peu près comme le clergé catholique faisait le commerce des indulgences. Cependant ces abus n’empêchèrent pas l’idée principale d’être comprise et de s’affirmer avec une puissance croissante. Faut-il dire que la maçonnerie provoqua un besoin de liberté et de réformes sociales qui fit explosion à la fin du siècle ? Est-il plus exact de dire que le protestantisme et les philosophes, les propagateurs des sciences et les écrivains politiques avaient créé des aspirations dont la maçonnerie était la plus pure expression, et que les loges se répandirent parce qu’elles s’adaptaient merveilleusement à la situation ? Toujours est-il que, dans la seconde moitié du XVIII e siècle, on trouve peu d’hommes notables engagés dans le courant libéral qui ne fussent affiliés. Dans la noblesse et la bourgeoisie, dans l’armée et même dans le clergé, on était avide de connaître le mystère, de tendre la main à la fraternité. Le merveilleux des mystiques et les extravagances des charlatans contribuaient à exciter l’imagination populaire à l’endroit des francs-maçons. Les hommes de sentiment trouvaient parmi eux un aliment à leur générosité ; les savants y trouvaient un auditoire bien disposé.
La maçonnerie française, promptement répandue dans tout le pays, resta longtemps fidèle aux idées anglaises. Dans un discours prononcé par le grand-maître à Paris et publié à Francfort en 1742, l’orateur, après avoir attribué l’institution maçonnique aux croisés, cherche à définir son esprit et son but : « C’est le groupement des hommes éclairés de toutes les nations, formant, dit-il, une nation toute spirituelle, par la vertu et la science, sans rien enlever au patriotisme de chacun ; c’est la répudiation d’une philosophie triste et sauvage qui dégoûte les hommes de la vertu, la pratique d’une morale conforme à la raison et disposant à la gaîté en éloignant de l’irréligion et du libertinage ; c’est le dévouement des associés les uns envers les autres ; c’est enfin le goût des sciences utiles et des arts libéraux ».
Les loges de France eurent une époque brillante. Quantité de nobles et de personnages éminents leur donnaient du lustre ; les savants en faisaient des foyers d’intelligence ; la bourgeoisie y trouvait les enseignements dont elle était avide, avec cette délicatesse à défaut de laquelle l’esprit français meurt. Pendant les excès révolutionnaires, les loges disparurent. Napoléon, qui n’avait cependant rien du tempérament maçonnique, parut reconnaître aux maçons le droit de représenter l’élément libéral de la nation.
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13 Ils n’y manquèrent pas. Les loges se rouvrirent de toutes parts. Les maréchaux de l’empire, les amiraux, la magistrature, les notabilités des lettres et des sciences y furent en grand nombre. L’élite de la bourgeoisie laborieuse et éclairée fit comme anciennement le fond de la fraternité. Cependant le principe avait reçu une atteinte : dans l’installation du grand-maître, le prince Joseph, l’assemblée avait prêté un serment de fidélité à l’empereur, serment inutile, parce que dans leurs actes maçonniques les maçons sont fidèles à leur gouvernement quel qu’il soit, et parce que, hors de leurs actes maçonniques, le statut ne connaît qu’une règle : leur liberté.
Le germe de dissolution introduit par un serment politique ne se développa pas sous la Restauration. L’idée de l’union universelle reprit sa puissance. Elle reçut une éclatante affirmation dans une fête maçonnique donnée en 1819 par la marquise de Villette où fut couronné le buste de Voltaire. La fête était présidée par Lacepède, avec la marquise de Guilleminot et la baronne de La Rochefoucauld pour assesseurs. Après 1830, et malgré les efforts d’un grand nombre de loges de province, les maçons français perdirent le sens des traditions et l’ascendant dont ils avaient été redevables à l’observation des statuts.
Le sentiment de la liberté individuelle est un caractère des races germaniques. Aussi le statut des maçons a-t-il toujours été compris en Allemagne, apprécié et appliqué. Les systèmes eurent beau jeu dans un pays aussi disposé aux spéculations philosophiques ; mais ils demeurèrent d’accord sur les points essentiels. Les querelles théologiques qui passionnèrent le public devaient donner un grand agrément à des réunions d’où elles étaient exclues. La nature des faits politiques d’alors rendait facile aux esprits d’élite l’obligation de s’en désintéresser dans les relations de la fraternité. La plupart des princes souverains favorisaient les loges et parfois les fréquentaient, circonstance bien propre à assurer la dignité des travaux, mais diminuant leur indépendance, et dont l’utilité est contestée.
Frédéric II fut pour l’ordre un protecteur éclairé et actif. Esprit exact et fin, il devait aimer l’idée de saper les préjugés sans violence ; dans sa perspicacité, il entrevoyait peut-être les avantages que l’avenir pouvait réserver à un État allemand où l’instruction serait plus répandue qu’ailleurs et la liberté bien comprise.
Joseph II fut toujours hésitant dans ses dispositions à l’égard de l’ordre. Il trouva des loges nombreuses, actives et honorées dans toutes les contrées de l’empire. Sa noblesse, ses généraux, ses hommes d’État, la plupart des personnages notables, savants et littérateurs, y étaient assidus et affectaient d’affirmer hautement leur dévouement. Dans le public même, c’était un engouement parfois exagéré : « L’ordre des francs-maçons, dit Pichler, met dans son action un éclat et une ostentation ridicules ». Les chansons maçonniques étaient chantées partout. On portait les emblèmes maçonniques comme bijoux. Les articles de mode s’appelaient « à la franc-maçonne ». Les dames du monde, à Vienne, affectaient de porter les gants blancs qu’elles avaient reçus des apprentis maçons. Joseph II appréciait exactement ce que la maçonnerie lui apportait de concours dans ses tendances libérales et ce qu’elle pouvait lui susciter de difficultés dans ses procédés absolus. Il s’ingéra dans l’administration des loges, leur nombre, leur siège, leurs assemblées : les uns virent dans ses dispositions une consolidation de l’institution, les autres une intolérable atteinte à son indépendance.
Les loges des Pays-Bas étaient surtout dans ce sentiment. Leur grand-maître, le marquis de Gages, commandant en chef des armées, fut l’énergique interprète de leurs plaintes. Comme ailleurs, la noblesse belge affluait dans les loges. Prenant au hasard, on peut citer, – à Mons : baron de Pailly, Pérignon de Progent, baron de Leuze, baron Gontab de Rosemberg, comte d’Arberg d’Ollignies, baron de Vigneul, de Choisy de Goncourt, comte de Woikeinstein, marquis de Pondoy, baron de
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14 Waldener, marquis d’Anna, prince de Ligne, prince de Gavre, baron Mallè de Gemini, comte de Brias, comte de Gomegnies, comte de Nieuport, baron Dumenil de la Barre, comte de Kraunitz, comte Fernand Nunez, comte Cosmo Gordon, comte de Rodoam, de Hauleville, de Rouillé, de Lattre de Ressay, comte d’Auxy, etc. ; – à Tournai : Stien, Dysembart, d’Autour, comte de LannoyLachaussèe, comte de Ryckel, Dorbeek, Defacqz, duc d’Ursel, baron de Spangen, comte de Dudezeele, Delattre d’Affignies, etc. ; – à Gand : d’Hane de Poplimont, vicomte Moerman d’Harlebeke, comte de Thienne, comte de Laureton, chevalier Vilain X1I1I, Coppieters, vicomtes Charles et Pierre Vilain XI1II, comte de là Faille, vicomte de Nieulant, etc. ; – à Bruxelles : De Bleude, chevalier de Thysebaert, marquis de Chasteleer, comte de Duras, duc d’Ursel, prince d’Arenberg, marquis de Wemmel, comte de Lichtervelde, comte de Lannoy, marquis de Chasteleer de Moulbais, marquis de Spontin, comte d’Oultremont de Wégimont, prince de Ligne père (feldmaréchal), comte d’Audenaerde, etc. Dans toutes les villes, on pourrait ainsi relever des noms de notables parmi les membres des loges. A Tournai, on y voit figurer des chanoines. A Liège, avec d’autres prêtres, le prince-évêque et plusieurs chanoines. A Mons, en 1783, fut constituée une loge ecclésiastique dirigée par les frères Reynier, Gery, Detram, etc., tous religieux de l’ordre des Récollets. Cette loge rencontra une vive opposition de la part de celle de Tournai.
Cependant la franc-maçonnerie avait été l’objet des retentissantes condamnations des papes ; dans plusieurs États, la proscription était violente ; Clément XII en 1738, et Benoît XIV en 1751 avaient prononcé l’excommunication majeure contre tous « laïcs ou clercs, quels que fussent leur rang ou leur condition, membres des dites sociétés de francs-maçons, ou les recevant ou leur donnant asile, conseil ou secours, etc. ». Le clergé ultramontain ne cessait de le rappeler et de menacer. En présence de ces excommunications, comment explique-t-on la conduite des chanoines de Tournai et de Liège et de ces preux récollets de Mons, et des membres de toutes ces familles notoirement catholiques ? Le fait commande la conclusion qu’il y avait dans ce temps-là un souffle de liberté, d’intelligence et de dignité personnelle qui faisait dire : « Le pape gouverne les dogmes de ma foi ; il n’est pas mon maître pour les choses étrangères à la religion, pour mes relations sociales, pour l’appréciation de faits et de personnes sur lesquels je suis renseigné mieux que lui ». Ces prêtres, ces nobles, ces catholiques, conservateurs, rencontraient dans les loges les libéraux, les philosophes, les hommes de toute tendance religieuse et politique : le statut maçonnique était donc compris par les uns et par les autres. A une époque si pleine de tempêtes menaçantes, il y avait ces hommes-là, capables de mettre quelque chose au-dessus des misères de l’intolérance, heureux de s’asseoir au même banquet et de s’appeler « frères » !
Pour tous les pays d’Europe, d’Amérique et des colonies, il existe des histoires particulières. Presque toutes, malheureusement, ont à rapporter les conflits, pas intéressants et peu utiles, relatifs aux rites et aux juridictions. Combien elles seraient plus fécondes si elles pouvaient raconter les travaux accomplis, les courants d’idées, les influences sociales et même les actes individuels de vertu ou d’intelligence, si elles étudiaient pour chaque contrée et pour chaque époque les causes qui ont fait la prospérité et la grandeur des loges, et celles qui ont produit leur décadence !
Les anciens maçons mettaient peu de prix à connaître leurs origines. Ils n’avaient à leur demander ni les titres de leur légitimité, ni la mesure de leur valeur. Que leur importait d’avoir pour fondateurs des princes, des savants ou des ouvriers ! Ils savaient, d’ailleurs, que toute histoire est incertaine, que le passé n’a pas un fait dont un homme raisonnable puisse garantir l’exactitude dans toutes ses circonstances, et que l’histoire n’a de leçons que pour ceux qui savent les dégager de l’ensemble. Ils recueillaient ces leçons dans les enseignements maçonniques et les fécondaient au profit d’eux-mêmes et de leurs contemporains.
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15 § 4. – Pas de politique
Voici le texte, d’après un document français, du statut primitif, portant ce titre : Les obligations d’un franc-maçon, extraites des anciennes archives des loges répandues sur la surface de la terre, pour être lues lorsqu’on fait un nouveau frère, ou quand le maître le juge à propos. Le texte anglais est reproduit par Anderson : « Un maçon est un paisible sujet des puissances civiles en quelque endroit qu’il réside ou travaille. Il ne trempe jamais dans les complots ou conspirations contraires à la paix et au bien d’une nation. Il est obéissant aux magistrats inférieurs. Comme la guerre, l’effusion du sang et la confusion ont toujours fait tort à la maçonnerie, les anciens rois et princes en ont été d’autant plus disposés à encourager ceux de cette profession, à cause de leur humeur paisible et de leur fidélité. C’est ainsi qu’ils répondent par leurs actions aux pointilles de leurs adversaires et qu’ils accroissent chaque jour l’honneur de la fraternité qui a toujours fleuri pendant la paix. C’est pourquoi s’il arrivait à un frère d’être rebelle à l’État, il ne devrait pas être soutenu dans sa rébellion. Cependant on pourrait en avoir pitié comme d’un homme malheureux : et quoique la fidèle fraternité doive désavouer sa rébellion et ne donner pour l’avenir ni ombrage, ni le moindre sujet de jalousie politique au gouvernement, néanmoins, s’il n’était point convaincu d’aucun autre crime, il ne pourrait point être exclu de la loge, et son rapport avec elle ne pourrait point être annulé ».
La règle se retrouve dans d’autres pièces anciennes avec des injonctions non moins impératives.
Ces protestations de fidélité remontent peut-être aux maçons de métier.
Des hommes laborieux, enthousiastes de leur art, satisfaits de la liberté qu’ils se donnaient entre eux, jugeant de haut la portée des choses politiques d’alors, estimant judicieusement qu’elles étaient étrangères à leurs intérêts, ces hommes de bon sens pouvaient très sincèrement donner des garanties d’indifférence aux princes, même aux mauvais, et ne demander pas autre chose à la politique que de se retirer de leur soleil. Quelque hypothèse que l’on admette sur l’origine de la fraternité, toujours est-il que le statut précité indique la caractéristique de la conception maçonnique et que l’exclusion des partis a été considérée comme sa condition indispensable.
Un parti politique a nécessairement un objet voisin de lui. Il cherche à l’atteindre par ruse ou par force. Le but atteint, le parti disparaîtra. Comment pourrait-il envahir, sans la détruire, une association dont le caractère est la permanence, dont le but est de rechercher ce qui est au-dessus des événements, de répudier toute manœuvre et toute violence, d’imposer à ses membres l’oubli de ce qui les divise ?
Naturellement, les partis politiques ont cherché à s’emparer d’un instrument si puissant par sa cohésion. On a vu des loges mêlées à des intrigues dynastiques, à des compétitions électorales, à
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16 des conflits d’opinions ; mais ces déviations n’ont jamais été que locales ; les autres régions rappellent à l’observation du statut ou rompent ; les intrus constatent que la maçonnerie ne leur rapporte rien et s’en vont. A l’époque où les Jacobins eurent envahi un certain nombre de loges françaises, les autres se fermèrent ; puis les loges de Jacobins se fermèrent aussi.
Quand un parti devient violent, les gens clairvoyants s’en écartent d’abord, dédaignés ou découragés. Les violents précipitent les coups jusqu’à l’inévitable brisement de leurs instruments surchauffés. Ils tombent vaincus par la réaction ou par leur propre épuisement. Ils ont gaspillé la force qu’ils ont eue, un jour, en main. Après la déroute, si le parti répondait à une œuvre nécessaire, les clairvoyants la reprennent avec méthode.
La passion politique enfièvre comme le jeu. Elle finit par faire voir trouble dans les combinaisons. Elle ne s’arrête devant aucune ruine, pourvu qu’enfin la couleur sorte. Elle étourdit son homme en appelant énergie la stérile obstination, et dévouement ce qui lui fait détruire l’espérance même à laquelle il sacrifie.
Celui que la passion politique possède est incapable de comprendre la maçonnerie. S’il s’y fourvoie, il faut entendre l’amertume de ses désillusions, son dédain pour les formes, pour les traditions, pour les anciens ; son embarras comique quand on lui représente que la franc-maçonnerie, son organisation, sa nature et son but appartiennent à l’universalité de ses membres de tous les pays, qu’elle ne peut être modifiée par un seul groupe, que son usurpation est un abus de confiance, et que l’abus de confiance ne saurait même profiter à ses auteurs, parce que l’instrument détourné est mauvais à l’usage qu’ils en font.
Il est vrai que dans les États absolus, les conspirateurs s’abritent où ils peuvent, dans une loge comme ailleurs. Il y a eu des exemples de cela. Mais dans les États libres, où la méthode de conspiration serait du donquichottisme ridicule, c’est devant le public, par la presse, le discours, l’ascendant, que les partis opèrent.
Dans les pays où le pouvoir est disputé entre libéraux et cléricaux, ceux-ci disent que les loges régentent le parti libéral : idée dont la folie saute aux yeux (1). Le parti libéral a ses chefs : ceux que désignent leur influence parlementaire ou électorale. Par quelle bénévole maladresse ces chefs s’en iraient-ils interroger les loges quand ils ont devant eux l’opinion publique, le maître qui les soutient ou les casse ? Le seul moyen possible de gouverner le gouvernement est de gouverner les élections. Les chefs d’un parti tiennent compte des idées et des hommes qui les servent, c’est-à-dire qui représentent des électeurs, les idées parce qu’elles sont admises, les hommes parce qu’ils ont de l’ascendant.
Dira-t-on que les idées admises sont nées dans les loges et que les hommes qui ont l’ascendant en sortent ? Ce serait tout simplement reconnaître que les loges sont de bonnes écoles pour élaborer des idées et pour former des hommes. Il n’en résulterait pas qu’elles se mêlent à la trituration des affaires. Quand une université fournit les meilleurs jurisconsultes et les meilleurs ingénieurs, on ne dit pas qu’elle s’immisce dans les affaires des tribunaux ou dans l’administration des ponts et chaussées.
Une réunion de gens intelligents peut aborder l’examen de toutes les matières qui intéressent l’humanité, demander des leçons à l’histoire, à la science, à la raison, en faire l’objet d’un enseignement mutuel. Si ses membres comprennent mieux les questions étudiées et en profitent, ils n’en restent pas moins dans la plénitude de leur liberté personnelle. La réunion peut ne se mêler en rien de ce qu’ils font au dehors.
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17 Telle doit être une loge : toujours attentive à la science, toujours étrangère à la conflagration des intérêts, aux conflits de personnes, aux passions du moment.
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18 § 5. – Pas de querelles religieuses
L’article 1 er du statut, indiqué plus haut, porte : « Un maçon est obligé, en vertu de son titre, d’obéir à la loi morale ; et s’il entend bien l’Art, il ne sera jamais un athée stupide, ni un libertin profane. Dans les anciens temps, les maçons étaient obligés, dans chaque pays, de professer la religion de leur patrie ou nation, quelle qu’elle fût ; mais aujourd’hui, laissant à eux-mêmes leurs opinions particulières, on trouve plus à propos de les obliger seulement à suivre la religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord. Elle consiste à être bons, sincères, modestes et gens d’honneur, par quelque dénomination ou croyance particulière qu’on puisse être distingué ; d’où il s’ensuit que la maçonnerie est le centre de l’union et le moyen de concilier une sincère amitié parmi des personnes qui n’auraient jamais pu, sans cela, être sociables entre elles ».
La constitution attribuée au prince Edwin, de l’an 926, porte (art. 3) :
« Vous serez serviables envers tous les hommes ; vous leur témoignerez, autant que vous le pourrez, une amitié fidèle, sans vous soucier de ce qu’ils auraient une autre religion que vous, ou d’autres opinions ».
D’autres documents, trop longs à rapporter, établissent invariablement la même règle.
De telles pensées, formulées en plein moyen âge comme le fondement d’une association, élèvent ceux qui les ont conçues à la hauteur des génies qui, de loin en loin, éclairent l’humanité.
Si elles ont été le fait d’ouvriers, l’histoire n’a pas un aussi étonnant exemple d’intelligence et d’énergie.
Les disciples du Christ furent aussi des gens du peuple prenant l’avance sur leurs contemporains ; mais ceux-là avaient l’exaltation religieuse, une force qui de tout temps a entraîné les esprits simples ; tandis que les maçons agissaient à l’encontre de toute exaltation, par une impulsion de la raison froide, laquelle n’a jamais été, pas même de nos jours, une force entraînant bien loin les enthousiastes.
Les historiens maçonniques n’ont pas assez remarqué la grandeur de l’œuvre attribuée à ces hommes de travail. A la discrétion des seigneurs et du clergé, qui disposaient de leur fortune par la construction des églises et des châteaux, et de leur vie par l’effet des mœurs et des lois, ces hommes, qui devaient être absorbés d’abord par le souci de leur profession, par les mille détails d’un édifice en cours d’exécution, s’enferment dans leurs loges de maçons ou de tailleurs de pierre, y affirment une doctrine que des siècles n’ont pas encore suffi à faire comprendre aux autres ; ils en font la base d’une association qui, par sa nature, n’était que professionnelle ; ils se fient les uns aux autres pour
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19 se conserver le secret de leur audace ; ils inventent des légendes pour transmettre le dangereux trésor de leur bon sens ; ils réussissent à vivre en paix et libres sous des gouvernements despotiques, au milieu de populations profondément fanatiques !
On pourrait penser que le désir d’obtenir de bons travaux a peut-être déterminé les seigneurs et le clergé à tolérer les dissidents religieux, à favoriser l’appel des praticiens habiles d’autres nations. Les faits repoussent cette explication. Du x e siècle jusqu’à Luther, s’il y a eu de nombreuses dissidences, le fond de la population était à peine atteint.
Après la Réforme, si une construction avait eu besoin d’ouvriers hérétiques, il suffisait au seigneur de leur assurer un sauf-conduit. Il n’y avait pas besoin pour cela d’une association fondée sur la liberté de conscience et s’éloignant avec autant d’éclat des dispositions universelles du temps. Si on avait voulu promettre aux dissidents et aux étrangers qu’ils ne seraient point molestés, c’est le pouvoir qui avait à leur donner des garanties, et non le statut des ouvriers entre eux. Le statut, au contraire, se cache du pouvoir. Il n’exprime nullement l’idée d’une simple admission ou d’une sécurité aux travaux ; il établit entre les associés un véritable lien philosophique. Il exprime la pensée qu’il suffit d’adorer Dieu, de quelque manière que ce soit, pour être un homme honnête, complet. C’est dans cette affirmation qu’est l’étrange grandeur de l’œuvre, c’est elle que ne saurait expliquer la préoccupation des constructions ; c’est un si audacieux défi aux idées et aux mœurs du temps, qui, venant d’un corps de métier, dépasse les bornes de la vraisemblance.
Dans l’hypothèse où l’institution aurait, sinon de tout temps, au moins très anciennement, été l’œuvre d’esprits d’élite se dissimulant sous des formes professionnelles, les faits cessent d’être invraisemblables sans cesser de commander l’admiration. Si, épuisant une rigueur de critique à laquelle peu de faits historiques résisteraient, on refuse d’admettre l’existence des anciens documents avant le jour où on les trouve imprimés dans des livres conservés, où ils sont cependant reproduits comme anciens, toujours reste-t-il que dans son livre, imprimé en 1723, Anderson a recueilli des documents de date immémoriale ou indéterminée, qu’il en a reproduit le sens, sinon le texte, et qu’ainsi il est établi qu’au sein des troubles amenés par la Réforme, dans une situation générale où les controverses religieuses passionnaient tous les peuples d’Europe, un groupe d’hommes s’est associé dans un but de culture intellectuelle et morale, en disant : « Pour être des nôtres, il suffit d’être de la religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses opinions particulières ». C’est la formule la plus large que l’on puisse imaginer. Elle n’exclut même aucune manière de concevoir Dieu, c’est-à-dire l’inépuisable puissance que recèle pour nous la nature, le ciel, l’espace, le temps, l’infini qui nous enveloppe et nous confond, la pensée dont nous sentons en nous l’activité avec le sentiment de son domaine sans limites, la notion de justice et de vérité avec le besoin de lui trouver un fondement immortel, quand nous ne voyons autour de nous que des phénomènes toujours changeants.
Le stupide athée n’est pas le penseur formulant des conclusions scientifiques quelconques et se laissant appeler athée parce qu’il démolit les dieux des autres ; c’est le débauché qui, dans sa pauvreté cérébrale, défie sa conscience en niant ce qui l’effraye.
La formule maçonnique renferme donc une magistrale définition de la liberté religieuse.
Il s’est formé, dans ces derniers temps, des sociétés dites : de la libre pensée. Le nom est peut-être impropre : elles ont pour objet non de revendiquer une liberté qu’elles possèdent, mais de s’en servir pour un objet déterminé. Leurs membres se promettent de se marier, d’élever leurs enfants et d’assurer leurs funérailles sans clergé et sans culte. Quand un d’eux manque à sa promesse, les autres ont le droit de le blâmer.
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20 Les détracteurs de la maçonnerie affectent parfois de confondre les loges avec ces associations.
Les sociétés de la libre pensée ont le droit de faire ce qu’elles font. Si un de leurs membres, en même temps franc-maçon, était de ce chef molesté ou blâmé dans sa loge, ce serait une violation du statut, tout comme la désapprobation infligée à un croyant. Il n’en résulte pas que les maçons aient cette inconséquence de s’identifier avec une idée accidentelle, une mesure transitoire, une vérité partielle. Le maçon, membre d’une société de libres penseurs ou appartenant à une Église quelconque, peut aller avec ses coreligionnaires pratiquer son opinion et venir, d’autre part, pratiquer la maçonnerie avec tous. C’est même en cela que la maçonnerie consiste. A son entrée, elle lui a dit : « Tu seras ici le seul maître de ta conscience ; ta conduite en matière religieuse t’appartiendra. Tu auras ici le droit d’être dans l’erreur, le droit d’être seul de ton avis. Si tu manques de logique ou de courage, les enseignements t’éclaireront peut-être, mais librement. Subir un contrôle sur tes actions serait un amoindrissement. Si un de tes frères t’entreprend sur ton indépendance, sur ta responsabilité de père de famille, sur l’inviolabilité de ta personne morale, tu repousseras l’attentat ; tes frères du monde entier flétriront le parjure qui en toi les aura insultés tous ».
Que le maçon se conduise, en matière religieuse, avec les plus bizarres inconséquences, les autres ont pour devoir d’y être indifférents. Ils surveillent son honorabilité : par une présomption de droit, les opinions religieuses d’un homme n’ont point de rapport avec son honnêteté.
Telle est la suprême logique de la liberté de conscience. Tel est le flambeau que la maçonnerie a planté au-dessus des colères et des haines. Il éclaire leur laideur. Sa lumière les tuera.
L’effet certain du système n’a pas échappé à la perspicacité de ceux qui vivent des haines. La maçonnerie a dit au pape : « Si vous voulez être des nôtres, j’assurerai votre liberté comme celle des autres ». Le pape a répondu : « Vous êtes mon plus sérieux ennemi ; j’aime mieux ceux qui m’opposent intolérance contre intolérance ». Il a raison.
Comme pour la politique, l’esprit sectaire a tenté de s’emparer de la maçonnerie.
Il paraît établi que les jésuites ont créé des loges, combinant l’organisation maçonnique avec la leur, adaptant les formes et les symboles aux enseignements catholiques. Des livres ont été publiés en ce sens.
Dans certains pays, les formes affectent une certaine physionomie protestante. C’est peut-être un souvenir des règlements primitifs qui recommandaient de suivre le culte du pays où on se trouve. Il serait difficile d’exprimer avec plus de décision l’idée que les cultes ont un principe religieux commun à tous et supérieur à chacun. Quoi qu’il en soit, il est constant que les maçons de ces contrées protestantes pratiquent la liberté avec autant de fermeté et autant d’ampleur qu’ailleurs.
Dans quelques régions, les juifs sont l’objet d’une exclusion motivée, à la vérité, non par leur culte, mais par les tendances qu’on reproche, à tort ou à raison, à la race. C’est une hostilité analogue à celle de certaines régions d’Amérique contre les hommes de couleur. L’une et l’autre exclusion violent le statut.
Enfin, dans les pays où règae le papisme, on comprend que le système maçonnique ait à se défendre contre l’esprit sectaire antireligieux. Dans une population où le papisme est seul à représenter le sentiment religieux, il arrive naturellement que ceux qui s’en détachent vont à l’extrémité opposée et
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21 que c’est là que le sentiment religieux pur, indépendamment de tout culte, est le moins compris.
La terminologie spéciale des anathèmes a de quoi pousser les gens à bout. Elle y réussit parfois sur les maçons inexpérimentés. Exaspérés par les persécutions du clergé qui se répercutent dans les relations sociales et jusque dans les familles, ils songent à employer les moyens de défense qu’ils ont en main, à exiger des leurs la rupture avec un adversaire déloyal, à lui couper des vivres employés, selon eux, à empoisonner la conscience publique. Ils se laisseraient ainsi entraîner à détruire eux-mêmes la maçonnerie, dont la condition de vie est de ne condamner personne, pas même le pape. Ils auraient la naïveté d’accepter la partie que l’intolérance leur offre et qu’ils perdraient, n’ayant aucun moyen de susciter dans le public, dans leurs familles, voire dans eux-mêmes, un fanatisme capable de lutter contre l’autre.
Le contrat maçonnique prévient toutes ces inconséquences, en écartant ce qui y donne lieu, en évitant tout conflit entre sectes religieuses, toute dispute à propos de la ligne de conduite religieuse adoptée par chacun. Quand les travaux d’une loge amènent une question de cet ordre, elle est traitée, comme les questions politiques, exclusivement au point de vue scientifique. Personne, n’a le droit de déclarer que sa conduite religieuse vaut mieux que celle de son contradicteur.
Si quelqu’un objecte à cela que l’examen scientifique d’une question religieuse est une controverse religieuse, qu’il y a dispute s’il y a contradicteur, et qu’affirmer sa propre opinion c’est condamner l’autre, il montrera qu’il n’a pas la disposition d’esprit du maçon voulant l’étude et ne voulant pas la dispute, cherchant la science et respectant la règle qui lui interdit d’en faire des applications personnelles. C’est, si l’on veut, une affaire de forme ; mais ici la forme garantit ce que la règle a eu en vue. Des nuances deviennent sensibles par l’importance qu’on leur accorde : une loge où on ne les distinguerait plus aurait perdu le sens maçonnique.
Dans les pays protestants, aux derniers siècles, le public s’intéressait aux controverses qui séparaient les sectes nombreuses, chacun défendant la thèse de son Église. C’est contre ces discussions, aussi irritantes que peu élevées, qu’on avait à protéger l’esprit et la paix des loges. D’accord à cet égard, les maçons l’étaient aussi dans l’admission des principes essentiels du christianisme. En dehors d’un petit nombre d’hommes versés dans les matières philosophiques, on considérait la formule « Dieu et l’immortalité de l’âme » comme suffisamment claire et comme indiquant une réserve sur laquelle les Églises, les religions, tous les hommes, avaient le même sentiment. Cette réserve n’étant pas sujette à controverse et tout le reste étant le domaine théologique frappé d’exclusion, il ne restait aux maçons aucune matière religieuse à examiner. Aussi l’interdiction y fut-elle comprise avec une extension qui ne manqua pas de comprimer l’essor intellectuel, enlevant aux travaux, non seulement la liberté, mais aussi l’élévation et l’intérêt. On alla jusqu’à prétendre que la maçonnerie ne doit pas s’occuper de philosophie. Avec la philosophie disparut toute science. L’architecture ne fut plus que l’art d’ajuster des pierres. La géométrie même n’eut plus de sens. Il n’y eut plus une différence essentielle entre les descendants des free maçons et ceux des cowans.
La vérité maçonnique est dans l’observation simultanée des deux règles : 1 o éviter toute question irritante de politique ou de religion ; 2 o aborder cependant tout ce qui intéresse l’homme.
La conciliation des deux règles fait le caractère propre de la maçonnerie : sacrifier l’une des deux à l’autre, c’est perdre la boussole et renoncer au but.
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22 § 6. – Liberté, égalité, fraternité
Au XVIII e siècle, les loges d’Allemagne inventèrent cet exergue des monnaies françaises. La devise résumait exactement l’idée maçonnique. Elle se répandit en France, où tant de penseurs, tant d’esprits charmants, d’hommes d’État clairvoyants, de gentilshommes, d’officiers, de savants illustres, multiplièrent alors les petites loges dans la noblesse et la bourgeoisie, dans l’armée et le clergé, se réunissant dans l’arrière-chambre d’une taverne, dans le grenier d’un des leurs, dans le salon d’un intrépide, et jusque dans les cachettes de Versailles.
La formule pour eux n’exprimait pas une doctrine politique. Ils savaient bien que les grandes libertés politiques ont besoin de définition et d’organisation ; que l’égalité de tous les hommes est un mensonge ridicule, à moins de ne désigner que l’égalité devant la loi comme elle est consacrée dans les États libres, et qu’enfin la fraternité générale est une expression métaphorique, usitée et à sa place dans les discours des moralistes, mais sans portée dans le langage scientifique, simple et correct, qui convient aux lois.
C’est à l’intérieur des loges que la formule s’appliquait. Le terme « liberté » indique l’assise fondamentale de la société. Il signifie qu’en y entrant on ne diminue en rien la faculté de se conduire en toute chose comme on l’entend ; que jamais la collectivité ne pèsera sur les déterminations personnelles.
Le terme « égalité » n’a pas un sens moins précis. Il établit comme règle statutaire que toute distinction est interdite entre les associés. Deux maçons sont égaux devant la maçonnerie, quelles que soient leurs opinions. On n’aura aucune faveur pour ceux d’une tendance religieuse ou politique à l’encontre de ceux d’une autre tendance.
La liberté garantissait l’indépendance personnelle. En ajoutant l’égalité à la liberté, le statut donne à l’association son caractère propre, énergiquement séparé de tout ce qu’on avait conçu avant elle. L’association s’interdit de rien entreprendre pour faire prévaloir l’opinion philosophique ou politique de quelques-uns de ses membres. Toute entreprise de cette nature romprait l’égalité et violerait le contrat passé avec chacun. Un maçon, fût-il seul, a le droit de dire aux autres : « Mon avis est l’égal du vôtre ; je vous défends d’employer contre moi aucune parcelle de notre fond social, de notre force collective ».
Cette égalité de toutes les opinions, si elle était transportée au dehors, dans l’État, serait une conception absurde ; là, il faut bien qu’une opinion l’emporte et gouverne. Il en est autrement dans une société privée n’ayant avec l’État aucun rapport, se refusant même à accepter un rôle dans l’action des partis. C’est une nouvelle confirmation du point de départ : l’abstention politique ; une nouvelle explication de cette conception grandiose : réunir les hommes au moyen d’idées
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23 supérieures à tout ce qui les divise, laisser produire toutes les opinions dans une assemblée qui n’en adoptera aucune, conduire les divergents à ce point de clarté mentale qu’ils se disent : « Vous êtes mon frère ; rien ne prévaudra contre notre amitié ».
La métaphore « fraternité » exprime une situation assimilée à la famille, quelque chose comme l’attachement de compagnons d’études, de soldats d’un régiment, de voyageurs ayant longtemps vécu ensemble. Comme l’égalité renforce la liberté, ainsi l’idée de « frères » renforce l’idée d ‘« égaux ». Entre frères naturels, les avantages et les honneurs échus à chacun sont un sujet de satisfaction pour tous, sans rien modifier aux rapports de famille. Dans une pseudo-fraternité, on ne comprendrait pas l’absence des mêmes sentiments : le riche n’y cesse pas d’être riche ; l’homme de science ou de talent, le dignitaire de l’État, le membre du Parlement, celui qu’une circonstance quelconque a illustré, n’y perdent pas leur valeur, ni la considération que leur valeur mérite ; seulement les autres demeurent leurs frères ; le lien de famille n’en pourrait être altéré que si l’orgueil ou l’envie venaient. Il a fallu une étrange déviation du bon sens pour imaginer qu’une institution qui, entre toutes, se pique de respecter tout ce qui est respectable et de ne tabler que sur ce qui est réel, ait jamais pu participer au rêve insensé des niveleurs.
L’égalité des opinions dans le sein d’une association est une conception que la maçonnerie a réalisée. L’égalité fraternelle dans les rapports des associés est une seconde conception que la maçonnerie réalise au moyen de la première et au moyen d’autres conditions nécessaires. Toute autre égalité serait une vaine phraséologie ne correspondant à aucune réalité et faite pour éblouir les sots.
Dans la science du droit, l’égalité signifie surtout la suppression des privilèges de castes. Quand la loi ou les mœurs ont conservé les appellations nobiliaires, celui qui refuse de les reconnaître n’est rien de plus qu’un homme mal élevé. Un baronnet est aussi baronnet dans une loge que dehors. Si on disait à un nouveau venu : « Monsieur, il n’y a pas de marquis ici », ou si on lui disait : « Monsieur le marquis, vous n’aurez ici que des camarades et des frères », il semble que la première manière marquerait une concession à des sentiments envieux venus d’en bas, tandis que la seconde manière marquerait un sentiment cordial et sensé venant du haut. Dans le premier cas, il y a quelqu’un consentant à une amputation de son nom, dans le second, le fait de gens de bon sens rapprochés par l’éducation et des sentiments communs.
S’il fallait trouver une dernière signification à l’égalité maçonnique, ce serait cela : l’égalité de l’éducation.
En dehors des insanités démagogiques et sous l’empire de la noble et haute pensée du pacte maçonnique, on peut se trouver heureux et mettre à l’aise toutes les susceptibilités de sa dignité personnelle, en frayant comme compagnons et frères avec le plus humble ; mais à une condition : la réciprocité des bons procédés.
Dans une entreprise comme celle de la fraternité maçonnique, l’orgueil du petit est un écueil plus périlleux que l’orgueil du grand ; l’outrecuidance de ceux qui ne savent pas plus redoutable que l’impatience de ceux qui savent ; le langage inconsidéré d’un jeune homme plus destructif de l’union que les sévérités d’un ancien. Pour qu’une fraternité triomphe de ces obstacles, il faut qu’elle ait une force de cohésion bien puissante. La maçonnerie la trouve dans l’irrésistible ascendant de son principe, dans son énergique fidélité à des traditions séculaires, dans son universalité protégeant souverainement le statut contre toute défaillance locale et temporaire. Elle la trouve dans une discipline dont la rigueur est voulue par tous, une soumission au président dont on ne trouve l’analogue dans aucune autre assemblée, une courtoisie de langage dont l’énergique tradition saisit
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24 même ceux qui n’y étaient pas préparés. Cette courtoisie du fort envers le faible, de l’esprit clair envers l’esprit à préjugés, du nouveau venu envers l’homme d’expérience, du jeune envers le vieillard, cette distinction et cette aménité de formes, ce respect de toutes les convenances justes, constitue l’éducation des loges devant laquelle tout récalcitrant doit se plier ou partir.
C’est ainsi que la liberté, l’égalité et la fraternité ont été à la fois le principe, le moyen et le but de l’œuvre. Si un utopiste en avait conçu le projet tout d’une pièce, il eût fait un rêve irréalisable. Un travail matériel, si grand qu’il soit, s’exécute par le concours du génie et de l’argent ; une révolution politique, une religion nouvelle, une institution sociale, réussissent par leur adaptation à une situation générale ; ici, il s’agissait d’une liberté à l’encontre des idées reçues, d’une égalité à l’encontre de la logique ordinaire de tout esprit convaincu de son opinion, d’une fraternité en opposition violente avec les préjugés sociaux, les mœurs, les instincts, l’inévitable réalité de la nature humaine ; il s’agissait non d’une œuvre accomplie en un jour d’enthousiasme, par un groupe préparé et résolu, mais (d’une œuvre tranquille, ignorée, difficile à comprendre, sans gloire pour personne ; il fallait la faire accepter par des gens de toute race, de tout dogme, de toute disposition d’esprit, en leur persuadant qu’au-dessus de la vérité comprise par chacun, il y a une vérité plus haute, commune, jusque-là comprise par personne. L’œuvre tentée d’emblée sur une grande échelle eût échoué. Mais elle a eu le sort assez habituel des grandes idées : elle a été comprise d’abord par un petit groupe ; elle s’est lentement propagée ; elle a passé par les conditions d’une gestation normale ; elle a étendu ses branches, lourdes de fruits, dans une proportion exacte avec la force de ses racines dans les profondeurs du sol.
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25 § 7. – L’universalité de la franc-maçonnerie
Les chrétiens attribuent ce caractère à leur Église. On leur objecte qu’il y a sur la terre plus de bouddhistes que de chrétiens. L’objection n’est peut-être pas fondée, en ce sens que le caractère d’universalité d’une doctrine ne tient pas à ce qu’elle ait, en fait, le plus d’adhérents, mais à ce qu’elle convienne à l’universalité des hommes. Or, il est vrai que le christianisme appelle toute l’humanité et a fait sa propagande ou a essayé de la faire parmi tous les peuples, tandis que les autres religions sont adaptées plus spécialement à certaines races ou à certaines régions.
La maçonnerie à la même universalité. Il existe peu de contrées, même dans les îles et le littoral de l’Afrique, où elle n’ait des loges, soit rattachées à une métropole, soit avec des autorités régulatrices nationales en correspondance avec les autres pays.
La maçonnerie ne voit dans cette universalité rien de surnaturel ou de merveilleux. Elle l’attribue à ce que sa doctrine de liberté, de tolérance et d’apaisement trouve partout la même opportunité, rencontrant partout le même mal.
Voilà donc une société purement intellectuelle, sans rapport avec les intérêts matériels, venue on ne sait d’où, sans fondateur et sans apôtres, sans argent, sans miracles ni boniment d’aucune sorte ; on la trouve répandue sur la terre entière ; elle n’est pas une société savante : cependant elle captive des savants ; elle n’a pas d’industrie, de commerce ni de bourse : cependant les hommes de travail sont le fond de son personnel ; elle n’a pas les attraits des sociétés d’agrément, ni l’appel aux vanités, ni les plaisirs ordinaires des gens du monde : cependant les hommes du monde, les nobles, les riches, y sont nombreux.
Quelle est l’attraction d’une association si extraordinaire ? Une idée, une seule : unir les hommes malgré leurs divergences.
Partout où sévit un radicalisme politique, un fanatisme religieux ou antireligieux, s’il y a quelques hommes écœurés, ils peuvent s’aviser d’un abri dans la sérénité d’une loge.
Partout où l’on souffre d’un despotisme, qu’il soit dans un pouvoir organisé ou dans une démagogie, dans des lois ou dans les mœurs, s’il se forme dans le public un courant de bon sens, les loges se multiplient.
Entre les loges d’un même pays, il y a les liens d’une vie commune ; entre celles de pays divers, le ciment d’aspirations identiques et d’un statut commun.
Le croyant d’une religion éprouve une satisfaction légitime et profonde en entrant, loin de son pays,
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26 dans un temple où il retrouve les symboles de ses idées, les cérémonies qu’il aime, des gens qui partagent sa foi.
Pour le franc-maçon, cette satisfaction est plus complète. Le temple qu’il retrouve en tout pays est une chambrée vivante, où on lui parle. Les usages, le langage, l’ameublement, la symbolique, pour n’avoir aucune prétention au surnaturel, ne lui vont pas moins au cœur. C’est comme le mobilier de la maison paternelle retrouvé chez ses frères. Le soir, il dîne dans cette vaisselle qu’il connaît. Le lendemain, dans les rues étrangères, il rencontre des amis qui lui serrent la main.
On ne lui a demandé ni son culte, ni ses tendances politiques. Il est maçon ; donc il est un homme honorable ; de plus, c’est un parent : cela suffit.
Un franc-maçon pénétré des enseignements de l’institution sait parler politique avec tout le monde, courtoisement, en homme bien élevé, même avec l’adversaire qu’il combattra aux élections, même avec l’ennemi de son pays, qu’il combattra comme soldat.
Le cosmopolitisme maçonnique ne produit pas l’indifférence en politique ni une diminution du patriotisme. Disposé à comprendre les idées des autres, on l’est dès lors à améliorer les siennes, à saisir les circonstances et les tempéraments nécessaires, et l’on place sa propre politique dans les meilleures conditions de succès.
Le sentiment cosmopolite de la solidarité des hommes et des aspirations identiques qui les rapprochent au-dessus de ce qui les sépare, rend toutes les conceptions de l’esprit plus amples, plus exactes, plus pratiques, plus sainement énergiques, en toute matière, même dans ses affaires et dans sa vie privée. Il ne faut pas frayer longtemps avec une personne pour la juger sous ce rapport. Les termes « exclusif » et « étroit » sont si habituellement unis qu’on les écrit comme un seul mot.
La maçonnerie est universelle par son principe, par ses formes, par le fait de son existence dans toutes les contrées. On dit qu’il existe en Chine une institution analogue ayant, à la vérité, une autre origine et d’autres formes : s’il en est ainsi, elle entrera peut-être dans la famille maçonnique quand la Chine entrera dans l’harmonie du genre humain.
Existe-t-il une autorité souveraine pour maintenir une telle unité ? Non. La souveraineté et l’unité sont dans le principe, dans l’identité de formes exprimant des idées et des règles, et dans la volonté de chacun de se rattacher au tout.
On pourrait dire aux maçons ce que le fondateur des jésuites disait à ses disciples lui demandant une règle : « Tant que vous aurez le même esprit, vous n’aurez pas besoin de règle ; quand vous ne l’aurez plus, la règle ne vous sauvera pas ». L’esprit de ceux-ci est la soumission absolue de l’adepte ; de ceux-là, le respect absolu de sa personnalité. L’un a fait un corps incontestablement plus compact, plus puissant dans la main du maître, au service d’une idée absolue, unique. L’autre, laissant ses adeptes dans la plénitude de leur vie individuelle et sociale, a fait une association ouverte à la pensée, et n’a attendu sa puissance que de l’ascendant de la raison commune. Les jésuites et les francs-maçons sont les champions résolus des deux systèmes : lutte grandiose où le triomphe des uns ou des autres sera l’universel étouffement ou la préparation universelle des esprits à recevoir la vérité à mesure que le génie de l’homme la découvrira.
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27 §8. – Les rites
La double tendance qui s’est manifestée lors de l’établissement de la Grande Loge d’Angleterre, en 1717, s’est perpétuée. D’après l’une, la maçonnerie se confine dans son principe unique. Elle pousse si loin le souci d’éloigner la politique et les discussions religieuses, qu’elle se défie de tout enseignement philosophique. Elle déclare que le « maître », possédant toute la qualité maçonnique, n’a plus besoin d’autres initiations. Elle reproche aux grades nombreux de favoriser la vanité. Elle allègue que l’adepte, initié aux devoirs qui découlent de la possession de sa liberté, doit pourvoir lui-même à la culture de son intelligence.
Suivant l’autre tendance, l’enseignement ne cesse jamais. Elle aborde toutes les questions que la science et l’histoire soumettent au jugement de l’homme. Elle prétend que, sans contrarier l’indépendance de personne, sans s’immiscer jamais dans les querelles de parti à parti, d’Église à Église, d’école à école, on peut établir une sorte d’enseignement mutuel, recherchant ce que furent les grandes institutions du passé et leurs doctrines, les jugeant d’autant plus sainement qu’on n’a soi-même aucune thèse à défendre, et laissant à chacun la liberté d’adhérer aux idées quelconques qui lui conviennent. Comme méthode, on procède à l’instar des initiations antiques, provoquant le travail personnel de l’adepte, y ajoutant les leçons fournies par la tradition et par l’initiative des plus instruits.
Le succès de l’une ou l’autre tendance dépend des circonstances. Le système du rite appelé « moderne » a pour danger l’inactivité. Toute loge peut, à la vérité, se livrer à un travail intellectuel indéfini. Si elle est composée d’hommes de valeur, si elle obéit à la préoccupation de favoriser le développement moral de ses membres, si enfin on y travaille utilement, il est évident qu’elle peut atteindre le but. Mais l’expérience a démontré qu’une telle persistance est difficile à obtenir. Dans plusieurs pays, à défaut d’activité intellectuelle, les loges souffrent d’un marasme dont elles ne se sauvent ni par leur fidélité aux formes, ni par l’abondance de leurs œuvres de bienfaisance, ni par les sentiments fraternels de leurs membres. On entend dire dans ces pays que l’estime obtenue facilement par toute chose honnête et inoffensive ne devrait pas être considérée par les maçons comme un résultat correspondant à leurs efforts, et que les grands principes de leur institution sont sans influence suffisante, à cause de leur propre incurie.
Dans d’autres pays, le défaut d’enseignement réglé a conduit à l’excès contraire. Poussé par le besoin d’activité auquel certaines races ne sauraient se soustraire, on y a introduit l’étude sans méthode. Les questions préférées ont été non pas celles qui raffermissent et élargissent la pensée, mais celles auxquelles les incidents extérieurs donnaient un intérêt actuel. Quand on a discuté une question de cette nature, les partisans d’une opinion sont tentés de constater qu’ils sont en majorité ; on vote ; et voilà la loge classée dans un parti, la politique introduite, le contrat maçonnique rompu.
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28 Les deux écueils sont évités au moyen d’un système d’enseignement ou de travail permanent, méthodique, toujours attentif à observer les conditions du statut général, y parvenant par la rigueur des formes, à l’instar des formes de la procédure judiciaire qui, elles aussi, sont faites pour garantir le fond.
Ce système est appliqué d’une manière complète dans le rite appelé « Écossais ancien et accepté ». Il est à peu près aussi répandu que le rite « moderne », mais avec moins de membres. Quand des déviations se sont produites dans l’autre, il est resté scrupuleux conservateur des règles générales. Partout il s’est attaché à favoriser l’harmonie de la maçonnerie universelle. Après un siècle et demi d’expérience, complété en dernier lieu par la réforme de Frédéric II, son grand-maître, il comporte maintenant un vaste corps d’enseignement ne restant étranger à aucune révélation de la science. Il a reçu, à l’époque actuelle, un grand développement par l’initiative des loges des États-Unis, notamment par celles que dirige depuis longtemps l’illustre commandeur Pike.
Dans plusieurs grandes loges d’Allemagne et dans la maçonnerie suédoise, il est fait une part à l’enseignement au moyen de quelques grades. Ailleurs, on a régularisé soit la combinaison des deux rites, soit leur simple coexistence. Les difficultés anciennement soulevées à ce sujet disparaissent partout où les principes essentiels sont acceptés et compris.
D’après l’arrangement ordinaire, les deux rites se gouvernent d’une manière indépendante, avec cette condition que le rite moderne se recrute librement, tandis que le rite écossais ne se recrute que parmi les maçons préalablement initiés au rite moderne. L’unité de l’ensemble est ainsi garantie, et les avantages propres à chaque rite profitent à la prospérité générale.
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29 §9. – L’art dans la maçonnerie
Dans l’hypothèse de la maçonnerie procédant de corps de métier, le premier idéal des francs-maçons a dû être placé dans l’art plutôt que dans aucun autre domaine de l’intelligence. Quelle que fût l’importance accordée à des idées morales et au lien fraternel, ces circonstances n’étaient cependant que les conditions d’un pacte dont l’objet et le but étaient dans la profession exercée. Les maçons anglais du rite moderne admettent cette conséquence, au point qu’ils semblent disposés, même de nos jours, à considérer l’architecture comme donnant lieu à une philosophie accessoire, plutôt que de se rattacher aux écoles philosophiques qui, depuis l’antiquité, ont cherché dans l’architecture et dans la géométrie un accessoire de symboles. L’amalgame historique recueilli par Anderson ne serait donc pas le malicieux récit d’un maître philosophe se dérobant aux cowans : ce serait un « discours sur l’histoire universelle », par un ou plusieurs Bossuets d’atelier, parlant à leurs camarades et établissant l’histoire du monde sur la question du style des bâtisses et du salaire à la journée ou à la pièce. Il faut reconnaître que l’attention de ces journaliers maçons, plafonneurs, marbriers et charpentiers du moyen âge, est un fait aussi extraordinaire que l’érudition du patron professeur d’histoire.
Combien il est plus vraisemblable que, de tout temps comme aujourd’hui, dans une association où se complaisait l’élite de la société anglaise, on a été porté par le charme des symboles jusqu’à aimer l’art qui les fournissait, et que ces esprits, si amples et si judicieux, ont compris que le sentiment artistique était un élément nécessaire de leur conception !
Les loges d’Angleterre continuent à porter un vif intérêt à la splendeur de l’architecture nationale ; elles se croient engagées à provoquer les entreprises artistiques ; les mœurs leur ont conservé la faveur de présider à la pose de la première pierre des édifices publics, en grande pompe et avec un formalisme consacré par l’usage.
Sur le continent, l’architecture n’a pas été l’objet d’une même prédilection, mais les artistes sont nombreux dans les loges. Ils y trouvent l’élévation que donnent les idées générales ; ils y apportent le bel enthousiasme de la jeunesse, danger dans les affaires, fléau dans la politique, charmeur et vivifiant dans la famille, dans l’amitié, dans les réalités de la vie. Les arts cultivent la sensibilité, les affections, le goût, comme les sciences cultivent la raison. Le bon goût est frère du bon sens ; l’honnêteté des mœurs n’a d’autre mobile vrai que la distinction des sentiments ; et c’est un fait qui se passe sous nos yeux que la folie dans l’art indique une folie totale et la ruine prochaine.
Des hommes s’unissant dans un dessein de perfection, avec la volonté de comprendre l’être humain complètement, ne pouvaient donc pas être inattentifs au rôle nécessaire des beaux-arts, des belles-lettres, du beau langage, de toutes les élégances de l’esprit.
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30 Les écrivains maçonniques devraient faire ce travail : étudier le génie de la maçonnerie dans ses grands hommes, dans leurs œuvres et les actes de leur vie, ce qu’ils lui ont emprunté, ce qu’ils ont fait pour elle et ajouté à ses enseignements. Que de trésors on retrouverait dans les archives des loges, dans les discours oubliés, dans la filiation de maint chef-d’œuvre !
Dans le discours déjà cité du grand-maître de France dans la Grande Loge assemblée à Paris en 1740, on trouve :
« La quatrième qualité requise dans notre ordre est le goût des sciences utiles et des arts libéraux. Ainsi l’ordre exige de chacun de vous de contribuer par sa protection, par sa libéralité ou par son travail à un vaste ouvrage, auquel nulle académie ne peut suffire, parce que, toutes ces sociétés étant composées d’un petit nombre d’hommes, leur travail ne peut embrasser un objet aussi étendu. Tous les grands maîtres, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et ailleurs, exhortent tous les savants et tous les artisans de la confraternité à s’unir pour fournir les matériaux d’un dictionnaire universel des arts libéraux et des sciences utiles, la théologie et la politique seules exceptées. On a déjà commencé l’ouvrage à Londres et, par la réunion de nos frères, on pourra le porter à sa perfection dans peu d’années. On y explique non seulement les mots techniques et leur étymologie, mais on y donne encore l’histoire de chaque science et de chaque art, leurs principes et la manière d’y travailler. Par là, on réunira les lumières de toutes les nations dans un seul ouvrage qui sera comme une bibliothèque universelle de ce qu’il y a de beau, de grand, de lumineux, de solide et d’utile dans toutes les sciences et dans tous les arts nobles. Cet ouvrage augmentera dans chaque siècle, selon l’augmentation des lumières, et il répandra partout l’émulation et le goût des belles choses et des choses utiles ».
L’entreprise internationale n’eut pas de suite ; elle fut française et devint l’Encyclopédie.
Voltaire, dont l’orgueilleux génie présentait plus d’une opposition avec les tendances maçonniques et qui les avait poursuivies de ses sarcasmes, finit par leur rendre un solennel hommage. Il était âgé de 85 ans quand il fut reçu à la loge « les Neuf Sœurs », présenté par l’abbé Cordier de Saint-Firmin. Il fut introduit par le chevalier de Villars. Lalande présidait. L’apprenti revêtit le tablier qu’avait porté Helvétius et le porta spontanément à ses lèvres. Il était appuyé sur Franklin, alors ambassadeur des États-Unis, et sur Court de Gebelin. Quelqu’un dit qu’ils représentaient le nouveau monde s’unissant à la vieille Europe, sous l’aile de la tolérance maçonnique. Le représentant de la tolérance était Court de Gebelin, qui avait publié neuf volumes de son grand ouvrage sur Le monde primitif comparé au monde moderne, et qui, accusé par ses coreligionnaires protestants de frayer avec des catholiques, avait écrit ces paroles : « Quiconque protégera la vertu, dans quelque communion que ce soit, qui portera les hommes de toute secte à s’aimer, qui fournira à chacun les moyens de remplir ses devoirs à sa façon, cet être, fût-il mahométan ou Chinois, sera à mes yeux un être admirable et de l’amitié duquel je serai jaloux ».
Peu de mois après, la loge rendait les honneurs funèbres à Voltaire, en présence de la marquise de Villette, conduite par son mari et le marquis de Villevieille.
L’idéal maçonnique s’adapte si naturellement au génie de l’Allemagne qu’il ne pouvait manquer d’inspirer ses poètes et ses artistes. Ses grands poètes sont tous des philosophes, et ses grands philosophes confinent toujours à la poésie par quelque côté de leurs spéculations. Dans ce milieu, la conception maçonnique ne pouvait pas conserver la simplicité qu’elle eut dès l’origine en Angleterre et qu’elle y a encore. Les enseignements ajoutés à la pensée primitive par le moyen des grades sont allemands. Le principe a été analysé en Allemagne et développé plus qu’ailleurs, avec les nuances des personnalités, sans cesser d’être correct. C’est là surtout qu’il serait intéressant de voir recueillir,
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31 dans les écrivains et dans les travaux ignorés des loges, les œuvres et les pensées se rattachant à la maçonnerie : la poésie, le théâtre, le roman, les œuvres de peinture et de musique.
Lessing fut un ardent propagateur de l’institution. Il écrivit sous son inspiration directe son immortel chef-d’œuvre Nathan le Sage.
Herder fut un adepte convaincu ; on trouve l’influence de l’idée maçonnique dans des passages nombreux de sa Philosophie de l’histoire de l’humanité.
Gœthe dit, dans son Discours sur Wieland : « S’il était besoin d’un témoignage en faveur de notre institution, qui dans la suite des temps s’est si souvent relevée sur ses antiques fondements, ce témoignage se trouverait dans le fait d’un homme de talent, judicieux, prudent, expérimenté et circonspect, d’un homme de bien et d’ordre, qui vint parmi nous avec la pensée d’y trouver ses égaux, qui y demeura des plus assidus et qui manifesta qu’il y avait trouvé la satisfaction de ses besoins personnels et sociaux ».
Wieland avait dit : « Par son temple spirituel, le maçon entend l’effort sérieux, pratique et persévérant pour réaliser l’idéal humain d’abord dans lui-même personnellement, et ensuite dans les autres ».
Ketzler dit : « Diminuer la haine dans l’humanité, se maintenir dans l’enthousiasme du bien, tel est le secret de l’ordre. Les cérémonies sont un instrument pour frapper l’esprit de cette pensée qui, d’un profane, fait un maçon ».
Si la politique a parfois violé la consigne au seuil des loges allemandes, elle n’y est jamais entrée avec les allures haineuses et brutales qui, ailleurs, lui sont habituelles ; elle l’a fait, au contraire, avec esprit et en s’excusant sur ce que son dessein était précisément de défendre la liberté maçonnique.
C’est ainsi qu’en 1781, une réunion se forma des meilleurs esprits de Vienne, sous la conduite du noble et spirituel Ignace von Born, pour défendre la liberté de conscience, que le gouvernement avait cessé de protéger. Pour donner une forme sensible au lien créé par leur intelligence et leur cœur, ils formèrent la loge « Zur wahre Eintracht ». Ils firent des œuvres remarquables et réussirent. De là sortirent les satires contre les moines, de De Born et de Blumauer, qui eurent tant de retentissement. Ils avaient un organe scientifique, la Wiener Realzeitung.
Mozart était de la loge « Auf gekrönten Hoffnung ». Il avait fait le projet d’en établir une lui-même, qu’il voulait nommer « la Grotte », et avait rédigé son règlement. Il n’y eut jamais de plus fervent ni de plus complet maçon. Il trouvait dans ses loges l’amitié dont il avait besoin avant tout et qu’il inspirait profondément aux autres. Il y rencontrait les hommes de haute naissance, les savants, les artistes, tous ceux que rapprochait l’affinité de la pensée, dans le grand mouvement de cette époque dont la maçonnerie était le centre intellectuel. Le mystère et les symboles devaient séduire un esprit aussi disposé à la fantaisie et à toutes les formes de l’art. Il écrivit pour la maçonnerie un grand nombre de compositions, notamment la Flûte enchantée, qu’il voulait y rattacher non seulement par son texte, mais même par son style musical, en combinant une idéalité austère avec les charmes d’une aimable jovialité. La Musique maçonnique pour la mort des frères Mecklenbourg et Esterhazy est un admirable chef-d’œuvre. Il n’existe rien de plus profond, de plus empreint de douleur que le court adagio. On possède une lettre que Mozart écrivit à son père peu de temps avant sa mort et dans laquelle il lui explique avec une saisissante élévation comment un maçon envisage la mort. Chez lui, le génie de l’artiste et l’âme du franc-maçon se sont identifiés : ses conceptions témoignent
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32 de l’ampleur de sa pensée ; la franchise et la clarté du rythme procèdent de la claire loyauté de sa nature ; sa mélodie souvent large, plus souvent caressante et gaie, répand autour d’elle un délicieux bien-être ; sa fidélité aux règles scientifiques de son art vient de son bon sens comprenant la discipline et l’ordre comme la condition de toute beauté et de toute force, ce qui n’est pas sans analogie avec la politique, où la turbulence brutale est aussi l’indice de l’impuissance et de la vulgarité. Il n’y a pas une phrase dans l’œuvre de Mozart, et pas une action dans sa vie qui n’ait l’empreinte de la distinction, le charme d’une honnêteté simple et fine : tel est le grand artiste, tel est l’idéal du franc-maçon.
La maçonnerie possède des légendes et des formulaires dont le style et même le fond ont malheureusement été souvent « modernisés » dans les âges suivants, comme les parois et les peintures des cathédrales qu’on retrouve sous le badigeonnage. Elle conserve aussi d’innombrables chants, où les anciens ont mis leur bonhomie et leur gaîté et qui ont été chantés dans toutes les langues du monde : ce qui, à la vérité, n’est pas de nature à toucher ceux qui apprécient le haut goût des chansons d’à présent ; car il existe une admirable concordance entre les préférences littéraires des gens et leur philosophie, et leur manière de traiter la politique, et même parfois leur vie privée.
Elle serait longue à faire, la liste des francs-maçons qui, de nos jours, sont l’honneur de la science ; celle des intrépides qui portent, dans les régions inconnues, l’enthousiasme des découvertes et de la civilisation ; celle des artistes et des écrivains dont les œuvres protestent contre l’art et la littérature dégradés qui nous ont envahis ; celle des publicistes, des orateurs, des hommes d’État luttant contre la démence démagogique qui nous menace et son inévitable suite, la recrudescence du fanatisme religieux. Plus nombreux sont ceux qui, heureux de leur obscurité, trouvent, dans une loge fidèle aux traditions, un refuge contre les incohérences du dehors, un temple sacré de paix, de bon sens, de loyauté, avec le culte de tout ce qui est beau.
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33 §10. – Les ouvres de bienfaisance
Les francs-maçons ont toujours attaché une grande importance au côté philanthropique de leur institution. Toute loge a un fonds de bienfaisance alimenté par des cotisations obligatoires. Les statuts prescrivent l’assistance aux veuves et orphelins, aux frères malheureux, aux voyageurs en détresse. Quand les accidents ou les fléaux font des victimes, on voit les loges prendre l’initiative des secours.
En Angleterre et en Amérique, les fondations maçonniques sont importantes et nombreuses : hôpitaux, écoles, instituts de toute sorte. Des sommes considérables y sont affectées.
Dans les pays catholiques, il n’en est pas de même : les œuvres du clergé y ont une supériorité marquée. Le sentiment religieux porte à l’enthousiasme, à la générosité, au dévouement, plus que la froide raison. C’est le danger, mais aussi la force de tout ce qui relève de la sensibilité. Cet aveu fait, il convient de ne pas surfaire les choses.
Entre le clergé romain et les francs-maçons, il y a cette différence que le clergé ramasse l’argent de toute une partie de la population et l’emploie à des œuvres sur lesquelles il place son étiquette ; tandis que les maçons, faisant le contraire, versent leur argent personnel avec les cotisations des autres et le font servir à des œuvres sans nom d’auteur. Le maçon contribue aux institutions qui correspondent à ses tendances : si l’on en voulait faire le dénombrement, il y aurait à rechercher dans quelle proportion des maçons en ont été les inspirateurs et les donateurs. Pour ne parler que d’une seule ville, on ferait ce compte, à Bruxelles, pour la Société philanthropique avec son hospice des aveugles ; pour l’Œuvre des pauvres honteux, celle des vieux vêtements, les Ecoles professionnelles, les Ateliers réunis, les bourses d’études, l’université de Bruxelles, les crèches, le Denier des écoles, la Ligue de l’enseignement, l’École modèle, et enfin pour toutes les œuvres libérales. Un grand nombre sont des conceptions des loges ou de groupes de maçons. Ils les établissent avec le concours de ceux qui veulent, et au profit de tous. Le clergé romain ne fait pas cela habituellement.
Le clergé possède l’intarissable source du testament, que les maçons n’ont pas. La personne pieuse, la vieille femme affaiblie, le moribond inconscient, sont à la merci du confesseur. Il fait leur testament quand il veut. Il veut souvent. Pour le maçon, il lui est interdit par le statut et par sa conscience de dépouiller sa famille ou de conseiller à un autre de le faire.
D’autre part, certains États catholiques, comme la Belgique, ont une législation entraînant de fâcheuses conséquences. On y a beaucoup souffert de la mainmorte. La loi a pris des mesures énergiques contre le retour du fléau. Elle ne permet de donner ou de léguer qu’à l’homme individuel, vivant. Il n’y a de personne morale que par une création de la loi. Toute disposition au profit d’un
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34 incapable est nulle.
Ces dispositions sont violées par les moines, audacieusement. Ils font des couvents et leur assurent des immeubles et des capitaux au moyen de mille stratagèmes frauduleux, où le mensonge est patent, réussissant par la connivence d’une partie du public et la longanimité de l’autre.
Le clergé séculier est moins âpre. Il crée des hospices, des hôpitaux, des écoles qui l’honorent. Parfois son but est politique, ce qui est à défalquer de la charité. D’autres fois, l’institution dissimule un couvent avec ses roueries, ce qui est à défalquer de la charité et même de la probité.
Les maçons n’ont pas ces ressources. Quand ils veulent fonder un établissement d’enseignement, de science, de travail, de secours aux malheureux, la loi les en empêche. Ils ne peuvent pas lui donner la permanence. Ils ne peuvent pas même lui assurer un local. S’ils persistent, ils sont obligés d’abandonner l’école à la commune, l’institut scientifique à l’État, la fondation de bourses à une commission officielle, l’hospice à une commission légale d’hospices, comme a fait feu le vicomte de Grimberghe, comme on a fait pour l’hospice des aveugles et d’autres. Si on voulait rechercher ce que les maçons ont fait ou inspiré à Bruxelles, il faudrait raconter l’origine de ces fondations. Il en est de même dans d’autres villes de Belgique. Les commissions des hospices et les bureaux de bienfaisance pourraient dire quelle est la source ordinaire des dons et legs qu’ils reçoivent à notre époque, et combien peu de largesses catholiques échappent aux couvents, aux fabriques d’église, aux caisses diocésaines, au denier de saint Pierre et le reste.
Si on trouvait le moyen de prévenir les abus de la mainmorte, sans en empêcher un usage modéré et justifié, les maçons des pays catholiques n’auraient peut-être plus à expliquer à leurs frères d’autres contrées pourquoi ils n’ont pas, comme eux, de fécondes institutions répondant à leurs sentiments communs.
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35 §11. – Le secret des francs-maçons
Tout le monde sait que les francs-maçons ont un secret. Ils prêtent à son sujet un serment terrible qu’aucun traître n’a violé impunément. Pour lui, ils ont résisté aux tortures de l’Inquisition ; ils ont résisté jusqu’aujourd’hui à l’épreuve, plus redoutable encore, des sollicitations énergiques ou tendres de leurs femmes.
On dit aussi qu’ils savent prendre la vie du bon côté. La gaieté est de leurs banquets et de leurs travaux. Les moroses y sont mal venus. Il y a peut-être en cela encore une explication de la prédilection des bons chanoines pour les loges.
Ce n’est pas que les gais banquets ne se voient que là ; on en peut faire partout avec les honnêtes gens ; les moines aussi sont d’honnêtes gens.
Il est vrai que les gaietés religieuses vont parfois trop loin ; mais les exceptions immorales ou même criminelles ne prouvent rien contre l’ensemble et, d’ailleurs, il s’est aussi rencontré des individus vicieux chez les maçons.
On peut remarquer cependant que, parmi les maçons, l’homme déshonoré est expulsé immédiatement et pour toujours ; le repentir n’est pas admis.
On peut remarquer aussi que les autorités ecclésiastiques ont eu quelquefois à supprimer des couvents entiers, d’hommes et de femmes, pour cause de désordres persistants et collectifs. Or, jamais, dans aucun temps ni dans aucun pays, on n’a eu à soupçonner une loge maçonnique d’actes collectifs contre l’honnêteté. Quand une association répandue sur toute la terre, composée de dix mille loges et d’un million d’individus, porte le fier défi de contredire une telle affirmation, on comprend la profonde indifférence où s’éteignent les pamphlets et les bulles allumés contre eux. Peut-être même peut-on conclure à l’excellence du système : respecter la nature humaine vraie et entière, et supprimer toute matière à hypocrisie.
Donc, parmi leurs traditions, les maçons trouvent la bonne humeur de leurs ancêtres. Des centaines de recueils lyriques du XVIII e siècle en ont publié les respectables annales. Ajoutez à cela les magnificences d’une nuit de Walpurgis et la facilité de les payer, les rose-croix ayant appris à changer les baïoques en écus. Ces saturnales auraient bouleversé tous les États, si elles n’avaient été surprises et, vu l’incurie des gouvernements, dénoncées à la haine publique par Clément XII, Benoît XIV, Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI et Pie IX et même le pape actuel. Il faut lire les bulles de ces doux pontifes pour se faire une idée des infernales scélératesses et des forfaits sans nom qu’abrite le secret des loges.
Les maçons disent que si, en effet, le grand appareil de leurs banquets plaît à l’imagination, le cœur
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36 s’y complaît plus encore dans l’amitié. Ils disent qu’en cela est la mesure de l’efficacité de leurs préceptes. Quand on a pour but de faire épanouir dans l’être humain l’harmonie de la raison et du sentiment, on manquerait à l’un et à l’autre si on oubliait les bienfaisantes émotions d’une camaraderie forte de l’estime et de la confiance. Une communauté établie sur cette thèse que le respect mutuel des opinions et des volontés est le meilleur ciment de toute réunion d’hommes, bénéficie naturellement elle-même des dispositions bienveillantes, paisibles et réjouies de ses membres, et du plaisir qu’ils ont à se trouver ensemble. Une loge composée d’honnêtes gens qui se sont choisis parce qu’ils se conviennent et qui vivent longtemps ensemble, prend les allures d’une famille. Les hommes de valeur y sont honorés ; mais la valeur de l’homme ne se mesure pas seulement à sa science ou à ses talents. Les membres les plus aimés dans une famille ne le doivent souvent qu’à leur caractère. S’il fallait indiquer des types de maçons parfaits, c’est dans des hommes sans notoriété qu’on les trouverait.
Mon ami X. est franc-maçon. Avec sa haute taille, ses larges épaules, sa grosse moustache, son crâne sans cheveux, sa riche santé, sa mise correcte, il a l’air d’un colonel en bourgeois. Il n’est pas savant, mais il a souvent l’idée juste. Quand ceux de la grande éloquence font leurs entraînements avec les mots mâles et les sonorités des indomptables énergies, il applaudit comme les autres ; mais le lendemain, il enrage de n’avoir rien retenu qui ait le sens commun et jure qu’on ne l’y prendra plus. Il prétend que les curés détestent les jésuites. Il conduit à la messe sa vieille mère, qui n’y va que le dimanche. Il dîne avec le curé de son village, mais n’invite jamais le vicaire, qui est maigre et jaune. Les journaux l’ennuient ; mais il a ajourné de renouveler ses chevaux pour en donner le prix aux destitués des écoles. Il serait pour le suffrage universel s’il trouvait moyen d’exclure ceux qui ne travaillent pas, ou si l’on n’admettait à l’électorat qu’à l’âge de trente-cinq ans.
Y∴ est un austère. Si Dieu l’avait fait clérical, il serait moine. Le jour, il travaille comme deux ; le soir, il ne quitte ses enfants que les jours de loge. Avec les trois mille francs de son traitement, son ménage est dans l’aisance. Dans son administration, il n’a jamais demandé ni un avancement ni un congé. Il ne comprend pas qu’on accepte les choses d’un culte quand on n’y croit pas. Il estime que le mari déloyal devrait être condamné comme la femme. Tout ce qu’Y∴ a de condescendance pour les autres, il le doit à la maçonnerie. Il a pour elle une admiration qui a eu raison de son intransigeance. Nul ne connaît ses préceptes mieux que lui et n’en fait plus scrupuleusement les règles de sa conduite. Sans elle, il eût été irrité, isolé et pas heureux ; il sait maintenant apprécier même ceux qui ne pensent pas comme lui et obtenir de tous une amitié dont son caractère l’eût éloigné ailleurs.
Ils sont nombreux ceux dont la vie appartient au travail, à leurs études ou à leurs affaires et qui n’en déposent le fardeau qu’au seuil de la loge ; ceux à qui les réalités de la vie ne laissent pas d’autre occasion ou d’autre loisir pour les choses de l’ordre intellectuel et moral : hommes au jugement clair et au cœur ferme, plus soucieux de leurs intérêts sérieux et de leurs devoirs certains que de ceux qu’enseignent les tribuns ; distinguant d’ailleurs fort bien dans la politique ce qui importe à la prospérité publique, et regardant passer le reste comme les chevaux d’une course où l’on n’a pas d’enjeu. Ceux-là sont les vrais descendants des anciens maçons. Pour eux sont les jouissances d’un enseignement élevé, d’une philosophie où leur bon sens est à l’aise, et le bien-être des vieilles amitiés. Ils savent ce qu’une heure de franc rire réserve de forces au labeur du lendemain.
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37 § 12. – Faut-il entrer dans la maçonnerie ?
Il existe, sous ce même titre, un chapitre d’un livre écrit pour le public, au XVIII e siècle. L’auteur indique les dispositions nécessaires pour accepter les sacrifices auxquels la maçonnerie expose. A ceux qui n’ont pas les dispositions, il conseille de ne pas se présenter. « Ne vous aventurez pas, ditil, sans examen ».
Lisez une histoire de la maçonnerie : les livres ne manquent pas. Lisez les libelles publiés contre les maçons et les bulles qui les excommunient ; examinez les charges produites. Lisez quelque ouvrage sérieux de doctrine, par exemple Morals and dogma, du savant et vénérable Pike, grand commandeur du suprême conseil des États-Unis du Sud.
N’y entrez pas par une puérile curiosité : vous n’auriez qu’une déception.
Ne vous engagez qu’avec la résolution d’étudier l’institution sérieusement. Elle est dans le cas de certaines grandeurs de la nature, de certains chefs-d’œuvre de l’art, du mérite de certains hommes, dont la première vue désillusionne, qu’on doit fréquenter pour les comprendre.
Si, avec l’amour du vrai et du bien, vous n’avez pas aussi l’esprit un peu tourné vers la poésie des choses, et la raison un peu mêlée de sensibilité, n’y allez pas : vous vous ennuieriez. Celui qui avec le culte du progrès a aussi celui des souvenirs ; qui, poursuivant la science, comprend parfois le charme d’une vénérable erreur ; qui aime les usages parce qu’ils sont vieux, les vieilles formes parce qu’elles sont belles, les préjugés même parce qu’ils sont l’histoire de l’humanité, celui-là trouvera carrière à ses émotions d’archéologue. Mais si vous demandez ce que cela rapporte à la bourse ou aux élections, n’y allez pas !
Si, en matière religieuse, vous partez de l’idée que votre contradicteur est imbécile ou de mauvaise foi, n’allez pas vous heurter à la discipline maçonnique ! Mais si vous avez le respect de toute conscience sereine ou si, étant religieux, vous souffrez ceux qui ne le sont pas ou qui le sont autrement, allez, personne ne vous blessera et vous ne blesserez personne !
Si, à propos de Dieu et de l’âme, vous avez le sentiment de la grandeur de la question, fussiez-vous d’avis que la science des uns ne diffère pas beaucoup de l’ignorance des autres, vos aspirations, recevront parfois un aliment bienfaisant.
Si, étant médecin ou avocat, industriel ou négociant, fonctionnaire ou employé, vous cherchez des clients ou des protecteurs, vous auriez des mécomptes. Fonctionnaire, vous feriez rire le ministre de votre parti, fût-il maçon ; et son successeur vous renverra peut-être. Marchand, vous feriez suspecter votre maçonnerie et votre marchandise.
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38 Si, étant ambitieux, vous avez des capacités à la hauteur de votre ambition, allez : beaucoup de gens vous connaîtront. Mais si vous cherchez des échasses pour vos jambes trop courtes, n’allez pas : pour le même motif.
Politicien, ne rêvez pas de vous faire des partisans dans une loge : vous n’y aurez que ceux que vous aviez déjà ; vous perdrez peut-être ceux qui vous reprocheront d’y avoir introduit la discorde ; votre succès ne sera pas long.
Si vous avez des opinions qui vous possèdent plutôt que vous ne les possédez, si vous avez des propensions trop vives à vous faire le censeur des autres, ou si vous n’avez pas pour vous-même l’orgueil de votre indépendance en tout ce qui regarde votre personne, l’éducation de vos enfants, les actes de votre vie religieuse, civile et de famille, jamais vous n’aurez le caractère d’un franc-maçon, jamais vous ne comprendrez ceux qui l’ont.
Si vous êtes entièrement absorbé par votre profession, par vos travaux, par votre position dans le monde, n’allez pas ! Pourquoi accepteriez-vous des obligations d’assiduité qui vous incommoderaient ?
Si vous devez tout votre temps et toutes vos ressources à votre famille, ne dérobez rien à un devoir qui prime tout autre. La loge est une occasion de dépenses. Vous regretteriez de ne pas faire comme les autres, ou vous violeriez le statut en donnant à vos plaisirs ce qui ne leur appartient pas.
Si vous êtes hypocondre, n’allez pas ! Mais si vous aimez le mot juste avec le mot pour rire, allez !
Et ne vous faites pas illusion ! Ne vous laissez pas entraîner par l’idée que vous avez des sacrifices à faire à l’humanité, au progrès et le reste ! Les maçons trouvent ridicules les prétentions à l’apostolat.
N’allez chez eux que si vous en avez envie pour vous-même : qui que vous soyez, ils n’ont pas besoin de vous.
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39 § 13. – L’avenir de la maçonnerie
On entend dire que la maçonnerie, une société secrète, n’a plus de raison d’être dans les pays de liberté, où chacun professe ouvertement ses opinions.
C’est une erreur qu’on ne comprend que chez ceux qui ne connaissent pas l’institution.
Nous avons vu que la maçonnerie n’est pas une société secrète dans le sens politique.
Le secret qu’elle pratique sur son cérémonial, ses initiations et ses travaux n’a aucun rapport avec la liberté politique ; c’est une pure affaire de discipline, une imitation traditionnelle de la méthode des anciens.
Elle a dissimulé son existence, ses réunions, les noms de ses membres, quand elle était proscrite, persécutée, ses membres condamnés. Dans les États libres, elle ne l’a jamais fait.
Il y a des pays où les lois garantissent la liberté ; mais où des chefs persécutent leurs employés francs-maçons, où des sectaires cherchent à nuire aux commerçants faisant partie d’une loge. Ces fonctionnaires et ces commerçants se résignent parfois à faire le silence sur une circonstance dont personne n’a le droit de leur demander compte. Le bon sens approuve qu’ils ne livrent pas à la méchanceté le pain de leurs familles.
Quand la liberté est dans les mœurs, les maçons ne cachent ni leurs noms, ni leurs réunions. Alors les populations apprennent à les connaître. On les voit, comme en Angleterre, honorer et parfois illustrer leur qualité. Il y a des contrées d’Amérique où le gentleman a besoin pour le public de faire affirmer sa respectabilité par sa réception dans une loge.
Si cette situation devient générale, loin de terminer la mission de la maçonnerie, elle marquera l’époque de son action efficace, de son vrai rôle : contenir les vainqueurs et protéger les vaincus.
Elle aura parfois à remplir ce rôle contre ceux-là même qui auront combattu pour la liberté. L’homme a tant de pauvretés dans l’esprit que ses inconséquences le conduisent aussi souvent que ses principes. On a vu des protestants, ayant conquis sur le papisme la liberté de conscience, se faire aussi intolérants que les papalins ; des révolutionnaires démocrates, ayant renversé des gouvernements absolus, se faire aussi persécuteurs que les autres. Dans le grand combat que les tendances libérales soutiennent à peu près partout contre le cléricalisme, on a vu des libéraux, répudiant la logique quand ils croyaient n’en avoir plus besoin, persécuter les gens religieux dans les choses les plus impérieuses de leur culte et de leur conscience. La fortune aveugle plus que l’adversité. Après des succès partiels, on oublie ce qui les a apportés et souvent on empêche soi-
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40 même le succès définitif. Que de fois des vainqueurs, affolés par la victoire d’un jour, se sont imaginé qu’il ne leur restait qu’à atteler les vaincus à leur char ! Que de fois les vaincus, se relevant, ont conduit le char dans leur remise, et même pour longtemps !
Tant que les hommes s’entre-déchireront dans les conflits de leurs intérêts, de leurs passions et de leurs préjugés, la maçonnerie aura à enseigner à ses initiés que les violences nuisent à tous, que les idées sont soumises à la loi de croissance comme les animaux et les plantes, qu’une réforme ne réussit que dans un milieu préparé et que les impatients du progrès lui suscitent plus d’obstacles que ses adversaires.
Comme l’a admirablement exposé Spencer, la politique est de toutes les sciences la plus difficile et la plus pratiquée par des étourneaux qui ne la connaissent pas ; il n’en est pas dont le progrès soit plus terriblement lent. Depuis le XVIII e siècle, toutes les branches de l’activité humaine ont produit plus que dans les dix siècles précédents : quel a été en réalité le progrès des peuples dans l’art de vivre en paix au profit du travail ?
Sont-ils nombreux les politiciens comprenant les leçons qui ne leur ont pas manqué depuis Aristote et Montesquieu sur les conditions nécessaires de chaque système de gouvernement ?
Sont-ils très écoutés ceux qui disent que la forme importe peu quand le gouvernement gouverne bien et que sa seule condition nécessaire est d’être adaptée à la nation ?
Un philosophe reprochait à Solon d’avoir donné la délibération aux sages et la décision aux fous : la foule n’est-elle plus folle ? Comprend-elle maintenant l’économie politique ? Distingue-t-elle à présent l’homme d’État qui la sert de l’aventurier qui la ruine ? Et la foule de Solon ne buvait pas de genièvre !
En matière religieuse, la Réforme date de plus de trois siècles ; la Révolution française date de cent ans ; en 1830, en Belgique, libéraux et catholiques étaient d’accord à se persuader que ni les moines, ni la mainmorte, ni les superstitions abrutissantes, ni le fanatisme haineux et persécuteur, n’étaient plus à redouter : où en sommes-nous ?
N’est-il pas vrai que longtemps encore il y aura opportunité pour une institution disant aux hommes : « Je ne veux avoir rien de commun avec vos querelles ; à ceux qui viendront à moi, j’enseignerai le bon sens et la modération ; aux heures qu’ils passeront chez moi, je les obligerai à se taire sur leurs dissentiments et à se traiter en frères » ?
La maçonnerie est peut-être à peine sortie de ses premières évolutions. Elle sera dans sa maturité quand on verra se rencontrer dans les loges des hommes d’élite réellement opposés d’opinions, mais unis dans la pensée maçonnique.
Parvient-elle à ne se recruter que parmi ceux qui ont la disposition voulue ? Ceux dont elle a besoin vont-ils à elle en assez grand nombre ? Il est évident que sous ce rapport le progrès à faire est indéfini. La maçonnerie ne serait pas une œuvre humaine si elle n’avait à subir des périodes d’hésitation, de tâtonnement, de difficultés, de développement. Elle ne serait pas une réduction de l’humanité, si elle n’avait à lutter dans son propre sein contre l’ignorance, l’indolence et la passion. Déjà sa vie est assez forte pour triompher des crises ; mais la nature même des maladies qu’elle fait permet de conclure qu’elle est encore dans la jeunesse.
La même conclusion se présente à l’esprit, quand on examine les détails de son organisation et de ses règlements actuels.
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41 Ainsi, il est un principe que les maçons ont toujours admis : l’affirmation de Dieu et de l’immortalité de l’âme humaine. La formule a été commentée avec une étroitesse de vue qui a conduit les uns à des exigences dogmatiques, les autres à une répudiation non moins dogmatique. Des deux côtés, on devra nécessairement en revenir à la grande pensée du statut primitif édictant la formule comme l’exclusion du scepticisme brutal et vulgaire, et la liberté de toute opinion scientifique en même temps que de toute foi religieuse. L’association aura toujours raison de repousser les négations étourdies où les consciences s’oblitèrent ; il est inadmissible qu’elle repousse le savant qui consciencieusement produit des idées sérieuses même erronées.
Il est des circonstances où l’influence maçonnique devrait se manifester avec éclat : c’est le cas de guerre.
Quand les loges sont restées fidèles à la règle de l’abstention politique, les conflits internationaux ne sauraient altérer les relations maçonniques. Comme homme d’État, comme écrivain, comme citoyen, comme soldat, un franc-maçon pourra s’être attiré l’animosité de toute la nation adverse, sans que les maçons de cette nation aient un reproche à lui adresser. Les gouvernements pourront avoir méconnu la justice, l’humanité et tout ce qu’on voudra, le sort des armes pourra avoir mis un État à la merci de l’autre, le patriotisme pourra enfanter les exaltations et les colères, c’est alors que les maçons auront à montrer s’ils comprennent leur principe.
Tous les champs de bataille ont été témoins de traits de dévouement maçonnique. Ces générosités ne doivent déterminer personne à trahir ses devoirs militaires ; ce sont des actes d’homme à homme, des secours au frère en détresse, légitimes aussi longtemps qu’ils sont conciliés avec la discipline du soldat. Ce ne sont pas moins des manifestations de sentiments dont les conséquences sont fécondes et non sans analogie avec ceux des juristes et des gouvernements qui cherchent à faire définir les principes du droit des gens en temps de guerre.
Quand la maçonnerie aura assez de prudence et d’ascendant pour formuler des règles exactes dans ces diverses matières et les faire accepter par ses adeptes, ce sera encore un signe de sa maturité.
Il y a des gens qui pensent que les peuples, au moins un groupe, sont arrivés à un degré de civilisation suffisant pour autoriser la conception d’un tribunal fédéral jugeant les conflits et empêchant toute autre violence que l’exécution éventuelle du jugement fédéral sur le récalcitrant. La situation de la maçonnerie est faite pour désillusionner ces utopistes. Voilà une association internationale, composée de peu d’hommes, se choisissant à peu près dans les mêmes dispositions d’esprit, n’ayant à débattre aucune question d’intérêt, désirant tous la prospérité des autres ; elle rencontre une matière, la seule peut-être, où une décision collective serait utile : les conflits de juridiction entre corps régulateurs et la question de savoir si un corps nouveau sera admis dans la grande famille. Il semble qu’il serait bien facile d’imaginer un expédient aboutissant à une décision dont l’autorité serait générale. Cependant rien de semblable n’a été tenté. Il a paru jusqu’aujourd’hui que le défaut de concordance a moins d’inconvénients que la constitution d’une autorité ne rencontrerait de difficultés ou de dangers. S’il en est ainsi, c’est que la maçonnerie attend une époque d’unité plus compacte et d’organisation plus définie.
Les institutions relatives aux formes comportent une certaine variété dans les détails ; mais les traits essentiels doivent être identiques : en cette matière, l’établissement d’une autorité générale et d’une procédure est encore un progrès attendu.
Le rite écossais comprend une suite d’enseignements dont les thèmes philosophiques, scientifiques et historiques sont établis par la tradition : vaste entreprise exécutée dans des conditions absolument
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42 spéciales, obligée de puiser sans cesse au trésor intellectuel qu’alimentent le génie et la patience de l’homme. Ces leçons appellent le concours des savants et ont de quoi tenter les plus forts. Si le système est destiné à réaliser son programme, il aura une époque de travail illimité. Ce sera l’occasion de grandes jouissances intellectuelles pour ceux qui y prendront part. Le résultat sera apparemment une œuvre puissante par le fond, la plus originale par la forme, que les hommes aient conçue.
Tel est le domaine de la franc-maçonnerie.
S’il est téméraire de prédire l’issue des choses humaines, il est cependant raisonnable, connaissant leur nature et leur situation, d’en déduire des conjectures sur leur développement.
La maçonnerie porte en elle deux germes d’une inépuisable fécondité : l’idée de liberté et l’idée d’un enseignement non dogmatique.
Elle a déjà réalisé la partie la plus difficile de son projet : prendre sur toute la surface de la terre un certain nombre d’hommes bien disposés, les réunir dans une fraternité, sous l’influence d’un sentiment commun.
Sa conception de la liberté, loin d’être acceptée par la généralité des hommes, est à peine comprise par tous ses adeptes.
Sa conception d’une synthèse de la sagesse humaine, sous le double contrôle de la science et de la liberté, est une entreprise dont la grandeur étonne. En germe dans toutes les écoles de philosophie, formulée pour la maçonnerie par Bacon, elle a inspiré des génies comme Van Helmont, Lessing, Schiller, Mozart et tant d’autres ; elle séduit, de nos jours, d’innombrables penseurs : faut-il hésiter à penser que le jour de la mise en œuvre viendra, et que les admirables matériaux déjà employés dans l’enseignement maçonnique recevront la fécondation du temps et du travail ?
La politique continuera à être le canal où affluent les intérêts graves et les passions aveugles, sérieuse aux mains de ceux qui ont le génie ou au moins la capacité qu’elle exige, fléau flans les mains de ceux qui en font marchandise ou amusette.
La religion continuera à être la suprême espérance et la force morale sinon de tous les hommes, au moins du grand nombre, avilie par la superstition, avivée par les négations brutales.
Au-dessus de ces misères, la maçonnerie maintiendra son pavillon de paix, de patience, de générosité.
Elle a mis des siècles à établir ses fondements. Elle est dans l’humanité : elle n’en sortira plus.
Heureux les peuples qui seront gouvernés, non pas par les francs-maçons, qui, pas plus que les philosophes, ne sont faits pour gouverner personne, mais selon la féconde et noble pensée qui les inspire !
Fin
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43 Notes
(1) Extrait des Ann. parlem. de Belgique, session de 1882-83, page 394 (discussion générale du budget de la guerre). Dans la séance du 2 février, M. de Saddeleer, député d’Alost, s’était plaint de ce qu’on permit aux officiers de figurer dans les loges, alors que la franc-maçonnerie était une institution politique et électorale. Pour l’établir, il citait une brochure où M. E. Picard se plaignait d’avoir vu sa candidature au Sénat combattue par une circulaire maçonnique adressée a leurs frères par certains membres de la loge Les Amis philanthropes, et recommandant la candidature de son compétiteur, qui était maçon.
Dans la séance du 8 février 1883, l’incident fut repris comme suit :
M. Goblet d’Alviella… Vous avez reproché aux Loges de faire non seulement de la politique théorique, mais encore de la politique militante, active, de la politique électorale en un mot. L’un des honorables membres a même cité à cet égard une circulaire reproduite par un candidat sénatorial qui a échoué aux dernières élections.
Cet incident ne vaut pas la peine d’occuper les instants de la Chambre, mais puisqu’on a entendu l’attaque, il est juste qu’on entende aussi la réponse.
Au moment où a paru cette circulaire, le candidat en question m’a écrit pour me demander des explications en ma qualité de président de la loge Les Amis philanthropes. J’ai répondu sur l’heure que ce document était l’œuvre individuelle de maçons s’adressant individuellement à d’autres maçons ; que la loge ne s’était pas occupée de sa candidature et qu’elle ne pouvait s’en occuper sans manquer à l’esprit de l’institution maçonnique.
Bien plus, quatre jours après cet incident, le 29 juin 1882, la loge Les Amis philanthropes votait à l’unanimité la résolution suivante, dont je veux vous donner connaissance, parce qu’elle définit nettement la situation des loges en ce qui concerne leur prétendue intervention électorale :
« La loge, Conformément aux précédents. Entendant rester étrangère aux luttes politiques entre personnes et laissant à chacun de ses membres, suivant les préceptes maçonniques, la liberté de voter pour le candidat qu’en conscience il juge
le plus digne, Passe à l’ordre du jour ».
M. Bara, ministre de la justice. Que vos évêques en fassent autant ! M. Goblet d’Alviella. Je crois bien que vous êtes de bonne foi et je comprends les causes de votre erreur.
Il doit vous sembler monstrueux que des hommes de toutes opinions politiques, philosophiques et religieuses se réunissent pour échanger franchement leurs idées, pour discuter à divers points de vue des questions à l’ordre du jour et se livrer en commun à des œuvres de bienfaisance, le tout sur le terrain d’une indépendance réciproque et complète.
Voilà cependant ce qu’est la maçonnerie et elle n’est rien d’autre. Je n’ai pas besoin de vous en donner d’autres preuves que l’énoncé de l’article 1 er des statuts du Grand-Orient de Belgique :
Art. 1 er . La Franc-Maç∴, institution cosmopolite et progressive, a pour objet la recherche de la vérité et le perfectionnement de l’humanité. Elle se fonde sur la liberté et la tolérance ; elle ne formule ni n’invoque aucun dogme.
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44 Elle demande à celui qui se présente à l’initiation d’être honnête homme de posséder une intelligence qui lui permette de comprendre et de propager les principes maçonniques.
Elle exige de ses adeptes la sincérité des convictions, le désir de s’instruire et le dévouement.
Elle forme donc une société d’hommes probes qui, liés par des sentiments de liberté, d’égalité et de fraternité, travaillent individuellement et en commun au progrès social, et exercent ainsi la bienfaisance dans le sens le plus étendu.
M. Coomans. De quelle année est cette édition ? M. Goblet d’Alviella. De 1871. Depuis, rien n’a été changé et rien ne pouvait être changé. En renonçant à l’esprit de cette disposition, la maçonnerie se suiciderait fatalement.
Vous pouvez sans doute discuter l’authenticité d’un texte. Mais ce que vous ne contesterez pas, c’est mon affirmation que, s’il en était autre ment, si la franc-maçonnerie ou toute autre institution dont je fais partie cherchait à m’imposer soit des opinions que je repousse, soit des obligations en désaccord avec ce que je considère comme mes devoirs publics ou privés, je n’y resterais pas vingt-quatre heures de plus et je suis convaincu que tous ceux de mes collègues ici présents qui appartiennent également à la maçonnerie n’hésiteraient pas à agir de même.
Il serait à désirer qu’on put en dire autant dans toutes les associations et surtout dans toutes les Églises.
M. Reynaert (1A). Je demande la parole. M. le Président. Pour un fait personnel, monsieur Reynaert ? M. Reynaert. Oh ! Non, monsieur le président. (Hilarité)
(1A) Député catholique de Courtrai.
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