LA BIENFAISANCE.



MÉMOIRE SUR LA BIENFAISANCE

Il s’agit de fixer invariablement le véritable sens que l’Ordre doit attacher au terme de bienfaisance, qui est le cri universel et le point de ralliement de tous les Francs-Maçons. Tous en effet s’en servent également, tous en font la base de leurs systèmes, tous veulent qu’elle dirige également et les formes et les actes de notre institution. Mais faute de s’être entendus sur la véritable signification de cette expression, quoique tous aient en apparence le même objet, tous varient dans les applications, et presque tous. se bornant à des points de vue particuliers d’une chose qui ne devait être considérée que dans son ensemble le plus vaste, se sont renfermés dans des sphères trop rétrécies, d’où il est résulté une multitude de systèmes différents sur la manière dont l’Ordre doit diriger ses travaux. Tous ces systèmes, occupés uniquement à propager les branches particulières, de la bienfaisance qu’ils prennent pour son véritable tronc, sont susceptibles d’être conciliés facilement lorsqu’ on cessera de particulariser ce qui doit être général, lorsqu’ on ne bornera plus le sens d’un mot destiné à exprimer une vertu dont l’essence est d’être sans bornes comme l’amour de l’Être éternel pour toutes les créatures qui en est le principe.
Ce n’est point dans des discussions académiques ni grammaticales que nous devons chercher la solution qui nous occupe. C’est au fond du cœur que doit exister l’image qu’il s’agit d’exprimer. Lui seul doit juger si le tableau est conforme au modèle; et si, après avoir entendu ce mémoire, le cœur, satisfait des idées qu’il renferme, se sent entraîné, leur donne son approbation. il ne faut pas aller plus loin : la question est décidée, et un Ordre aussi complètement voué à faire le bien ne peut hésiter à adopter un sens qui ouvre la carrière la plus vaste pour remplir de la manière la plus étendue qu’on puisse concevoir son objet sacré. D’ ailleurs, supposé que le sens que l’Ordre adoptera diffère en quelque chose du sens vulgaire, peut-on lui refuser le droit de déterminer par lui-même l’étendue des idées qu’il veut attacher au nom d’une chose qui fait la base et le mobile de tous ses travaux?
La vertu qu’on nomme bienfaisance est cette disposition de l’âme qui fait opérer sans relâche en faveur des autres le bien, de quelque nature qu’il puisse être. Cette vertu embrasse donc nécessairement un champ immense, car son essence étant d’opérer le bien en général, tout ce que l’esprit peut concevoir de bien dans l’univers est de son ressort et doit être soumis à son action. C’est de cette manière que l’homme doit envisager et pratiquer la vertu par laquelle il se rend le plus semblable à son principe infini dont il est l’image, à ce principe de bonté qui, voulant sans cesse le bonheur de toutes ses productions sans exception, agissant sans cesse pour le procurer, est ainsi éternellement e infiniment bienfaisant.
Telle est donc l’idée que l’on doit se former de la bienfaisance, qu’elle doit s’étendre sans exception à tout ce qui peut être véritablement bon C utile aux autres, qu’elle ne doit négliger aucun des moyens possibles de l’opérer. Celui qui se borne à donner des secours pécuniaires à l’indigence fait à la vérité un acte de bienfaisance, mais ne peut légitimement obtenir le titre de bienfaisant; non plus que celui qui croit avoir satisfait à tout en protégeant l’innocence, ou celui qui se réduit à soulager ses Frères souffrants, ou même celui qui dans un ordre bien supérieur ferait consister toute sa bienfaisance à éclairer et instruire ses semblables.
Car tous ces biens pris séparément ne sont que des rameaux divers du même arbre, qu’on ne peut isoler sans les priver de leur vie. Mais celui- là seul mérite véritablement le titre de bienfaisant, qui, pénétré de la sublimité de son essence, considérant la grandeur de sa nature formée l’image et à la ressemblance du principe éternel de toute perfection, l’ œil fixé sur cette source infinie de toute lumière, de tout bien, pour l’imiter et accomplir ainsi les devoirs sacrés qui lui sont imposés par sa nature, sont que, de même que la bonté éternelle embrasse tous les êtres, tous les temps, tous les lieux, de même la bienfaisance, qui n’est que la manifestation de la bonté, doit être sans bornes; que créé à la ressemblance divine, il viole sa propre loi lorsqu ’il oublie le devoir d’imiter sans relâche son modèle, et qu’il ne manifeste son existence à tous les êtres que par ses bienfaits; que né pour être l’organe de cette infinie bonté, il ne doit jamais fermer une main destinée à en répandre,à en propager les effets, qui selon les circonstances et ses moyens il donne, conseille, protège, soulage, instruit, qui pense et agit sans cesse pour le bien de ses semblables, ne cesse d’agir que pour recommencer, fait que cette tâche est celle de toute la durée de son existence, et qui enfin, si les bornes de ses facultés ne lui permettent pas de parcourir à la fois cette immense carrière, embrasse au moins dans son cœur, sa volonté, ses désirs, tous les moyens imaginables d’opérer le bien et tous les êtres susceptibles d’en ressentir les effets.

29 juillet 1782
Comte Henri de Virieu, Wilhelmsbad